Le Bureau des atrocités
Par



Bob Howard
est un informaticien doué et lucide. Après une découverte traumatisante, il a été engagé contre son gré dans la Laverie, le plus secret des services secrets britanniques, qui œuvre à traquer les actions occultes dans le monde, en empêchant par exemple que certains scientifiques chanceux ou peu scrupuleux utilisent des théorèmes ouvrant la porte à des entités malfaisantes. Car depuis la Seconde Guerre mondiale, la thaumaturgie repose sur des bases mathématiques, renforcées par l’usage de l’informatique. Et lorsqu’on propose à Bob d’aller aux États-Unis récupérer une chercheuse traquée par des terroristes, il ne se doute pas qu’il se retrouvera sur la piste de l’Ahnenerbe, organisme occulte nazi qui a survécu à la guerre en émigrant sur un autre monde peuplé de forces destructrices.

Ainsi commence Le Bureau des atrocités de Charles Stross. Un livre déroutant, attachant, fascinant et déstabilisant à la fois. D’abord, ce n’est pas vraiment un roman : si vous avez entre les mains le volume de l'étincelante collection Ailleurs & Demain des éditions Robert Laffont (2004), traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, vous constaterez immédiatement qu’il est composé de deux longues nouvelles (Les Archives de l’atrocité et La Jungle de béton) qui dépeignent un monde contemporain dans lequel toutes les menaces terroristes pourraient s’expliquer par une lutte permanente et invisible entre des organisations tentant d’avoir la mainmise sur la magie noire et une connaissance exhaustive de l’occultisme et d’autres arcanes millénaires, ainsi que des moyens d’action aussi improbables que terrifiants. Car tout est réaliste et l'auteur nous dépeint des groupes d’influence comme Al-Qaïda sous un angle encore plus effrayant. À l’heure où l’esprit humain se concentre sur les attentats à grande échelle en essayant d’oublier la menace nucléaire, les services de contre-espionnage travaillent d’arrache-pied pour contrer les invocations de créatures liées à des lignes de codes informatiques ou les sortilèges à large rayon d’action calculés sur la base d’équations nébuleuses. 

Le monde de Charles Stross, c’est celui qui résulterait de la rencontre entre Ian Fleming et Howard P. Lovecraft, avec une pointe d’ironie pour l'amalgame. Les amateurs de L’Appel de Cthulhu (le jeu de rôle de Chaosium, cf. cet article, mais plutôt en version Delta Green) ou de X-Files (cf. cet article) lèvent déjà un sourcil à la manière de Spock : ce livre est fait pour eux. Mais d’autres pourront y prendre goût, surtout s’ils apprécient un cynisme omniprésent (celui de l’agent doué mais maladroit qui passe son temps à râler sur son sort) et des situations complètement délirantes, lesquelles rappellent parfois certains épisodes des romans de Brian Lumley, ce continuateur de Lovecraft qui racontait comment on pouvait déloger un Chthonien à coups de bombes A, ou encore le postulat à la base d'un film comme Iron Sky. Sauf que là, les perspectives de fin du monde sont occultes, dans le sens de "cachées du grand public" : que ce soit une entité cosmogonique se nourrissant d’énergie ou un dispositif grillant les cerveaux au travers des caméras de surveillance, seuls les agents spéciaux et quelques témoins malheureux seront au courant.


Bref, des histoires d’épouvante écrites sur une trame d’espionnage. Ou le contraire. L’auteur s’en justifie d’ailleurs, et cite ses sources et ses références, dans une postface particulièrement intéressante, où l’on apprend par exemple que le roman Les Puissances de l’Invisible de Tim Powers surfe sur les mêmes principes.

Ainsi, page 26 :

Voyez-vous, tout ce que vous savez sur la manière dont fonctionne l’univers est correct – seulement il y a un petit problème : ce n’est pas le seul univers dont nous ayons à nous soucier. De l’information peut s’infiltrer d’un univers à un autre. Il y a des choses qui écoutent, et qui répondent : voir Al-Hazred, Nietzsche, Lovecraft, Poe, etc. Ceux-aux-nombreux-angles, comme on dit, vivent au fond de l’ensemble de Mandelbrot, sauf lorsqu’une incantation convenable dans le domaine platonique des mathématiques – informatisées ou non – les attire. (Et vous qui croyiez que cet économiseur d’écran fractal faisait du bien à votre ordinateur…)

La première histoire (la plus longue) devient captivante dans sa seconde moitié, avec ces perspectives d’apocalypse silencieuse et ces morts-vivants nazis d’outre-monde : on trouvera des échos troublants dans le prologue du crossover Marvel Fear itself (cf. notre dossier sur la chronologie Marvel) avec ses disciples de Crâne Rouge tentant d’invoquer des forces mystiques, quoiqu'employées via des tournures plus proches du Hellboy de Mignola. Le début en revanche paraît quelquefois rébarbatif, tant on nage en eaux troubles sans vraiment de repères significatifs ou d’action.
La nouvelle suivante (qui a obtenu le prix Hugo 2005 du meilleur roman court), très dense et plus cohérente, se suit à un rythme soutenu. Ce qu’elle implique fait froid dans le dos. 

Visiblement satisfait de la tournure que prenait son univers décrit, Stross a par la suite rédigé de nombreux autres textes s'inscrivant dans une série sobrement intitulée La Laverie. Cet ouvrage peut donc être considéré comme une bonne entrée en matière et ceux qui ont apprécié seront ravis d'apprendre qu'ils pourront prolonger leur plaisir avec des récits du même acabit, certains ayant également été récompensés (The Apocalypse Codex, prix Locus  en 2013, Equoïde, prix Hugo en 2014) mais tous ne sont pas encore traduits, même si les éditions 500 Nuances de Geek s'y attèlent activement.

À tenter.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Savoureux mélange de dark fantasy, d'anticipation et d'espionnage.
  • Un univers très proche de nous, dont l'auteur explore les zones d'ombre avec acuité et pertinence.
  • Un humour sous-jacent constant, grinçant et parfois brillant.


  • Des références à la pelle, qui peuvent embrouiller le néophyte.
  • Une mise en place dense mais parfois confuse.