Chroniques des Classiques : le Monde inverti
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"J'avais atteint l'âge de mille kilomètres."

Voilà sans conteste l'une des phrases d'introduction les plus connues et troublantes de la science-fiction. Toutefois, sa postérité est partiellement biaisée, du fait que l'existence d'un prologue n'en fait pas tout à fait l'introduction du roman. En dehors de ce point de litige totalement inutile, avouons que la phrase a de la gueule et qu'elle invite irrésistiblement à aller voir de plus près.

Helward vient donc d'avoir ses mille kilomètres : le voilà majeur et il choisit d'entrer dans la guilde des Topographes du Futur, suivant les traces de son père qu'il a à peine connu car élevé dans une crèche aseptisée au cœur de la Cité, loin des réalités extérieures du monde qui l'entoure. À présent, il lui faut participer à l'effort collectif et indispensable qui consiste à faire avancer la Cité, sans s'arrêter, vers le Nord, c'est-à-dire vers le Futur, en direction d'un Optimum qui semble proche mais qu'ils ne parviennent jamais à atteindre. Après avoir fait quelques stages parmi les ouvriers qui œuvrent laborieusement à cette avancée salvatrice, participé à des manœuvres in extremis dans le but d'éviter des endroits trop difficiles d'accès (comment faire franchir un canyon à la Cité tout en se protégeant des attaques incessantes de hordes de bandits ?), Helward apprendra pourquoi son entrée dans la Guilde était accompagnée d'un serment jurant de garder le secret sur leurs activités extérieures puis sera envoyé en mission, d'abord dans le Futur pour effectuer des relevés topographiques, puis dans le passé, vers ce Sud qu'ils ont laissé derrière eux. Dans quel but ? Ses supérieurs lui rétorquent qu'il faut en passer par là et qu'il comprendra une fois qu'il y sera ; lors de ce voyage initiatique, il devra escorter des indigènes jusqu'à leur village natal. Sauf que, chemin faisant, la géographie, le temps et la réalité elle-même vont commencer à s'altérer : ne pouvant plus se fier à ses perceptions, Helward aura alors un aperçu stupéfiant du monde sur lequel évoluent ses congénères et il en reviendra transfiguré. À moins qu'il ne puisse revenir ?

Avec ce roman, Christopher Priest s’inscrivait durablement parmi les auteurs les plus prometteurs de la SF anglo-saxonne. Né à Manchester en 1943, l'écrivain anglais avait vaguement fait parler de lui avec entre autres un roman post-apocalyptique sombre et désespéré : Le Rat blanc (1972), quelque part entre Le Fléau de Stephen King (cf. cet article) et V pour Vendetta d'Alan Moore (cf. cet article sur l'auteur). Puis voilà qu'en 1974, son talent et son écriture visionnaire éclaboussent une SF qui se cherche encore de nouvelles références après l'impact de Dangereuses Visions, le recueil révolutionnaire d'Harlan Ellison. Désormais, le monde de la science-fiction sait qu'il va falloir compter sur cet écrivain sortant des sentiers battus, puisant dans la hard science à la Hal Clement tout en questionnant en permanence les concepts, les principes et les fondements de l'univers qu'il met minutieusement en place, faisant insensiblement glisser le lecteur dans un biotope mouvant aux perspectives floues, rongeant ses certitudes et lui offrant des perspectives à la manière d'un Philip K. Dick des grands jours (cf. cet article).

Étrangement, Priest n’a pas vraiment confirmé par la suite, même s’il a rédigé quelques œuvres très intéressantes et attiré plusieurs producteurs de cinéma (comme pour Le Prestige, que les frères Nolan ont mis en images dans une adaptation particulièrement réussie). Il faut dire qu’il semble souvent se mettre à la marge d’un genre qu’il fréquente depuis ses premiers écrits, critiquant ouvertement certaines tendances ou prises de position. Nettement moins prolifique que Dick, il a conservé dans sa carrière une propension à brouiller les perceptions du lecteur en multipliant les points de vue, déconstruisant ses intrigues et cultivant le secret pour des personnages qui évolueront au fil de la lecture jusqu’à découvrir ce qui renversera bien souvent leur propre conception de la réalité.

Le Monde inverti est donc incontestablement son chef-d’œuvre et prend aisément sa place dans tout Top 100 de la SF qui se respecte. En dévoilant très progressivement un univers à la fois étrange et familier tout en suivant l’initiation et l’évolution d’un personnage passe-partout (Helward n’est jamais vraiment sympathique et passe le plus clair de son temps à se poser des questions sur les motivations de ses supérieurs et la pertinence de ses actes), l’auteur joue constamment avec les attentes du lecteur, l’intriguant par les nombreux mystères environnant la ville dans laquelle grandit le héros et nourrissant le suspense par le recours à des recommandations paternalistes : "Tu comprendras plus tard", "tu n’es pas encore prêt pour cette révélation" ou encore "tu jugeras par toi-même quand le moment viendra". Ce qui fait que, malgré le manque patent de charisme de Helward, on ne peut que l’accompagner dans son parcours au sein des guildes qui régentent strictement la vie dans cette curieuse ville mouvante, condamnée à avancer sans cesse en traversant des contrées parfois hostiles, parfois bienveillantes, mais toujours éphémères.

Pendant la majeure partie de l’ouvrage, on se sent mal à l’aise du fait de fondations illusoires, de suppositions non avérées et d’une construction qui semble linéaire, mais qui introduit des éléments discordants : le prologue nous présente un personnage féminin vivant dans un village qu’on croirait tiré d’un western de Leone – mais aux deux tiers du roman, nulle mention n’en est faite ; la première partie est narrée par un Helward opiniâtre et décidé, puis la deuxième est racontée à la troisième personne. Quid ? Les interrogations succèdent aux frustrations avec l’espoir d’une révélation à la hauteur des attentes. Et lorsque cela survient, le vertige nous prend. 

Avec une grande malice et beaucoup d’à-propos, Priest crée une œuvre intemporelle, un grand roman de SF qui parvient à surprendre sans paraître daté, insérant çà et là quelques éléments technologiques épars qu’on ne parvient pas réellement à rattacher à un véritable contexte temporel.
Certains épisodes stupéfient par des visions presque transcendantes tandis que d’autres nous font penser à ces histoires d’arches stellaires, avant de nous orienter vers le genre post-apocalyptique. Et on ne peut que saluer le talent de certains des artistes qui ont tenté de les traduire en images (pour les couvertures, dont certaines sont reproduites ici).

Quoique manquant cruellement d’émotion, la plupart du temps écrit avec une forme de détachement presque cruelle, le roman joue avec nos certitudes et intrigue sans relâche. Et en confrontant deux points de vue opposés sur la perception de cet univers aux lois indéfinies, Priest se permet de nous laisser dans une expectative aussi retorse que brillante.
Incontestablement fascinant.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman majeur, qui a fait date dans le genre.
  • Une vision du monde inédite, osée et percutante, dont certaines images sont renversantes et vertigineuses.
  • Une narration alternant les points de vue afin de perturber sciemment le lecteur.
  • Une conclusion qui laisse pantois.


  • Un personnage principal sans saveur ni charisme.