Tomorrow
Par

Vous voulez une histoire d'apocalypse sanitaire mettant en scène en gros vilain virus ?
Ce serait original, non, en cette période où la santé ne nous préoccupe guère ?
Plein de morts et de sauvagerie, ça nous ferait du bien ; je trouve la situation un rien trop calme, en ce moment. 


Tomorrow
 nous narre des événements se situant pendant les jours qui suivent un effondrement accéléré de notre société suite à la propagation rapide d'un virus d'un nouveau genre. Imaginez un virus informatique conçu par des agents russes dans un but clairement hostile. Imaginez que ledit virus, non content d'être une de ces saloperies qui se répandent sur les réseaux à la vitesse d'un cyber Barry Allen sous stéroïdes, se paie en plus le luxe de "sauter la barrière des espèces de l'ordinateur à l'homme" en affectant les neurotransmetteurs des adultes, provoquant une grande confusion, parfois une ataxie et, au final, la mort endéans les vingt minutes. Ah oui, c'est rapide. C'est une sorte d'Ebola avec internet comme moyen de propagation. Sympa, non ? Oui, le Covid fait carrément petit bras, à côté de ce machin !
Les seules personnes protégées contre cette infection sont les plus jeunes, leur cerveau n'étant sans doute pas encore sensibles à cela en raison de leur immaturité biologique ou tout simplement plus apte à y résister en raison d'une mutation due à leur exposition excessive à l'informatique sous toutes ses formes...
Quoi qu'il en soit, Tomorrow va nous présenter la vie post-apocalyptique de ces jeunes dans un monde où seuls survivent quelques rares adultes, généralement très proches des milieux informatiques ou, au contraire, totalement isolés de ces appareils. Cela tend d'ailleurs à appuyer l'hypothèse voulant qu'un usage intensif des ordinateurs "blinderait" les sujets contre le virus... le cerveau se construirait, en somme, des défenses immunitaires à force d'exposition. 
Mais soit, peu importe. Car ici, le virus gagne... et l'on découvre nos deux principaux héros : Oscar et Cira Juentes, jumeaux hétérozygotes, tellement proches qu'ils croient à l'existence entre eux d'un lien télépathique ; le scénario nous confirmera d'ailleurs que ce lien existe bel et bien, ouvrant la porte au fantastique dans ce récit qui n'avait peut-être pas besoin de cet élément.

En effet, si j'ai consenti de bonne grâce à chercher une explication plausible à mes yeux à ce virus qui passe de la machine à l'homme, il m'est autrement plus difficile d'encaisser par la suite, dans un univers réaliste, l'existence de pouvoirs psychiques propres aux jumeaux. À dire vrai, si j'ai peu ou prou accepté cette fantaisie, c'est en raison de la personnalité d'Oscar qu'il va donc me falloir aborder de ce pas.
Oscar est neuroatypique... oui, je sais, c'est un terme moderne bien à la mode et bien trop de gamins prétendent l'être pour se la jouer "J'suis trop quelqu'un de différent, t'as vu ?". Mais Oscar l'est vraiment. Il collectionne nombre d'atypies neuro-fonctionnelles allant d'un positionnement relativement clair sur le spectre de l'autisme, à quelques caractéristiques des hauts potentiels. 

"Ben tiens, le héros, c'est un génie, comme par hasard." Oui. Et non, ce n'est pas un hasard. C'est bien vu, au contraire. Ici, cette particularité va expliquer ses motivations, les raisons de sa survie et une partie importante de son comportement. Il n'est pas ainsi parce qu'il est le héros ; il est le héros parce que seul quelqu'un comme lui peut l'être.
Oscar aime la solitude. Il fuit donc les foules et leurs dangers. Oscar a besoin de se concentrer. Il cherche donc le silence et fuit les gens en général. Oscar est monomaniaque : une fois son objectif fixé, rien ne l'en détourne. Or, il aura dès le début un objectif très clair et impossible à oublier : retrouver Cira.
En effet, le jour où la société s'effondra, Oscar devait participer à une très importante audition pour le prestigieux West Side College of Music de New York. Cira, bien qu'adorant son frère, lui avait menti en feignant un état grippal pour pouvoir, pour une fois, être seule à la maison et profiter d'une journée de relâchement. Tout concentré qu'il était sur le monstre de technicité qu'est le concerto numéro 2 pour violoncelle d'Alfred Schnittke, Oscar n'a même pas remarqué que le jury de son audition et le monde autour de lui s'effondraient. Comme dans son concerto, le sublime et le lyrisme avaient, en un court instant, laissé place au chaos et à la confusion (cherchez donc cet extrait sur le net, vous comprendrez que ce parallèle est terriblement pertinent).
Oscar enjambe le jury effondré au sol, sort de la salle, arrive dans le couloir, reste de longues minutes à contempler le cadavre de sa mère qui l'avait accompagné et, inapte à comprendre et exprimer des émotions, se réfugie mentalement dans son Schnittke avant de sortir du College of Music et rejoindre la rue où règne un chaos de fin du Monde.
Dès lors, il fera à pied, en plusieurs semaines, la distance qui le sépare de sa sœur, porté qu'il est par ce lien télépathique qui le lie à elle mais qui, étrangement, s'estompe parfois... 
C'est que Cira, elle aussi, vit des heures sombres. Seule et affamée chez ses parents, elle ose à peine s'éloigner pour chercher à manger. Dans les rues, des bandes de gamins ne répondant plus qu'à la loi du plus fort s'en prennent à elle dès qu'elle tente une sortie. Et même les personnes lui tendant la main et semblant vouloir la protéger s'avèrent être de vrais dangers pour elle.
Le frère et la sœur seront nos candides, dans cette histoire. C'est par leurs yeux que nous feront connaissance de ce que la société est devenue, de ces personnages qui subsistent après la fin de tout, de ces groupes de vauriens, de ces sectes étranges, de ces rares adultes obsédés par l'espoir d'un retour à cette normalité d'avant.
Mais peut-on reconstruire à l'identique sur les ruines de ce qui fut ou ces tentatives sont-elles désespérées ? Le retour plus loin encore en arrière de la plupart des jeunes qui s'organisent en sociétés tribales très agressives est-il la seule voie possible ?
 

Sa Majesté d'escarmouches


Cet album de 128 pages bénéficie du dessin de Jesus Hervas et de la mise en couleurs de James Devlin. De ce côté, rien à reprocher : c'est efficace et ça communique une impression de sérieux et de professionnalisme. Qu'il me soit permis de ne pas m'étendre sur l'aspect graphique somme toute très classique de l'ouvrage pour pouvoir creuser un peu plus le message de l'auteur : Peter Milligan.
Le bonhomme ne nous est pas inconnu puisqu'il a pas mal bossé sur les X-Men, sur du Spidey confronté aux symbiotes et autres joyeusetés. Ici, l'œuvre est éminemment plus personnelle. Alors, en dehors de ce virus qui rend poreuse la barrière des espèces et de cette tolérance à un certain paranormal, qu'a donc Milligan à nous raconter lorsqu'il se libère des carcans narratifs des histoires du Tisseur et autres élèves du professeur Xavier ?

Au final, un monde désolé où seuls subsistent les enfants, c'est du déjà vu... On a tous en tête l'archi-classique lu et relu dans toutes les écoles de ma connaissance : Sa Majesté des Mouches, de William Golding. Pour rappel, le livre se déroule pendant la guerre froide, alors que l’occident vit dans la peur d’un conflit nucléaire (à juste titre, en plus : ça flippait sévère à l'époque ; lisez quelques livres d'Albert Jacquard qui en avait fait une de ses obsessions, pour vous en convaincre s'il en est besoin).
Golding imagine que le conflit appréhendé éclate. Un avion qui évacuait des enfants est alors abattu au-dessus du Pacifique et s’écrase sur une île déserte. Les seuls survivants sont des garçons britanniques, âgés de 6 à 15 ans, tous issus de la bonne société. Les pilotes et autres adultes sont tous morts.
Les gamins tenteront de s’organiser en attendant d’éventuels secours en se basant sur leurs modèles sociaux et leur stricte éducation british, Ils organisent la survie et structurent leur mini-société. Le récit ressemble d'abord davantage à un roman d’aventures pour jeunes qu’à une sinistre allégorie sur le mal et la guerre mais peu à peu, tout bascule et les personnalité archétypales des gamins vont engendrer maints conflits mortels servant de support aux métaphores de Golding.
Le message en est sombre, pessimiste, implacable. On nous expose crument le processus de désintégration d’un groupe social ; le vernis civilisationnel ne tient pas longtemps sans lois ni contraintes, sans forces de police ni armée... sans autorité scolaire ou parentale.
Au contact de la nature, même des écoliers "so brit" renouent avec leurs instincts primitifs et s'adonnent à une brutalité, une sauvagerie inouïes.
La Raison ne fait pas le poids et les gosses cèdent aux superstitions, aux peurs ataviques et aux cultes les plus obscurantistes. Quoique bien éduqués et issus de familles aisées, ces enfants prennent vite goût à la chasse, aux sacrifices humains et au meurtre.
L'homme ne serait qu'un animal ayant momentanément accepté d'endosser un manteau de civilisation mais, quand ça chauffe un peu, on aurait tôt fait de tomber la veste.

À la lecture de ce résumé, il serait tentant de considérer que Milligan ne nous gratifie ici que d'une énième relecture de Sa Majesté des Mouches mais, même si l'on n'en est pas loin, il y a néanmoins une nuance à relever.
Certes, on trouve dans Tomorrow les mêmes archétypes :
- la guerre froide est remplacée par une guerre de l'information qui ne dit pas son nom... ça reste un conflit de l'ombre insidieux ;
- le jeune leader charismatique plus ou moins incapable et guidé par sa seule soif de pouvoir est ici un capitaine d'équipe de football, fils de riche homme d'affaires et perturbé par un abus sexuel perpétré par son coach ;
- les croyances où se réfugient les gamins prennent ici la forme du culte des morts de Santa Muerte (culture hispanique oblige) allant ici aussi jusqu'au sacrifice humain...
On pourrait continuer longtemps tellement Milligan coche toutes les cases.
Toutefois, il est aussi le témoin de son époque à bien des égards et c'est là que ça devient intéressant, selon moi...
Parce qu'en matière de cases à cocher, Milligan fait tout aussi fort sur le tableau de conformité aux préoccupations de l'époque :
- un personnage central faisant partie d'une minorité ethnique (un hispano), génétique (un jumeau) et cérébrale (un neuroatypique revendiqué) ;
- un autre personnage important se découvrant des attirances homosexuelles ;
- une omniprésence des blancs dans les rôles d'opposants : un gros dégueulasse un rien attardé prêt à profiter de cet étrange apocalypse pour se faire une orgie pédophile, un gamin psychopathe... et un jeune agent russe certes désireux de trouver un antivirus mais qui est surtout à l'origine dudit virus.

Cette apocalypse serait donc compatible avec la bienpensance made in USA ? On pourrait le croire, de prime abord. Tout ça semble presque SJW friendly. Sauf que non. Vous souvenez-vous du début de Sa Majesté des Mouches ? Au début, tout va bien : ils tentent de recréer une mini-société et on sent que cela pourrait fonctionner sans les dérapages de certains d'entre eux. Leur culture britannique leur a conféré un degré de civilisation qui semble tout faire pour se maintenir malgré un retour à la vie sauvage dans un monde hostile.
Mais ici, les gosses sont Américains. Au bout de quelques minutes, en pleine zone urbaine, alors qu'ils ne sont encore privés de rien en dehors de la présence des adultes, ils sombrent déjà dans une sauvagerie à faire passer l'innocence de l'enfance pour un conte que se raconteraient de futurs parents au coin du feu pour se rassurer ! Seuls les gamins encore surveillés par un parent miraculé ou les neuroatypiques semblent avoir à cœur de ne pas devenir des bêtes sauvages animées uniquement par l'ambition de s'approprier un territoire et d'assouvir leurs instincts. 

Le message est d'une cruauté et d'une amertume sans appel : nous avons beau nous enorgueillir de cette pseudo-civilisation qui nous offre un confort tel que l'Humanité n'en a jamais connu... malgré nos intelligences, nos technologies, nos codes moraux empilés comme autant de slips sales, nous sommes bien plus près de la sauvagerie qu'au siècle dernier.
Regardez ceux qui se veulent actuellement être des parangons de vertus : la plupart d'entre eux doivent ne se présenter ainsi que pour cacher leur veulerie à la face du monde tant la plupart de leurs causes si belles et généreuses abritent, en leur sein et dans le fonctionnement des groupes qui s'en revendiquent, les fameuses horreurs qu'ils prétendent combattre. On assiste chaque jour au spectacle pathétique de la dissonance cognitive et de l'inculture mais on nous vend tout cela comme de la pertinence et de l'égalitarisme... On trahit sans cesse le sens des mots au point de censurer au nom de la liberté d'expression et de faire des autodafés au nom du respect. Notre société, jadis bien plus brillante, tend actuellement à se laisser guider moralement par des tartuffes éhontés. Mais on s'y fait... et on continue de dégringoler dans l'absurde, le tout-se-vaut et la soumission à des dogmes imbéciles et iniques pour échapper à d'autres dogmes tout aussi idiots et injustes. 
Cela peut sembler d'un pessimisme absolu mais force est de constater que le béton constitutif des fondations de nos civilisations est de plus en plus pauvre et dénaturé, sous ses allures grandiloquentes.
Il faut n'avoir jamais lancé Twitter de sa vie pour ne pas savoir à quel point les violences verbales et psychologiques y sont courantes. On peut littéralement vous y menacer de mort parce que vous avez le malheur de contredire un individu fier de son ignorance et de sa bêtise au point de les porter en étendard.

À mon sens, Milligan suggère que, si nous vivions dans une utopie écrite avant notre ère digitale, des systèmes tels qu'Internet et les réseaux sociaux ne seraient sans doute rien d'autre qu'une inépuisable source d'échanges et de savoir. Ce seraient les moteurs d'une mise en commun mondiale et, sans doute, d'un bond en avant de notre civilisation vers une sorte de sagesse universelle, une authentique ère des Lumières 2.0.
Mais, de toute évidence, si nous vivons dans une fiction écrite avant notre ère, elle est dystopique et dysfonctionnelle... À notre époque où jamais l'information n'a circulé aussi bien et aussi vite, le mensonge a chaussé les talaria d'Hermès et coiffe trop souvent la vérité au poteau, la bêtise a droit de cité au même titre que l'intelligence, l'ignorance est étalée avec moins de verve mais bien plus de hargne et d'impulsivité que l'érudition...

J'ignore si Milligan partage mon opinion à ce sujet. J'ignore si tel était le message qu'il voulait faire passer avec Tomorrow... mais c'est bien le message qui transparaît. Un constat tristement lucide, selon moi, de la déliquescence de nos sociétés modernes. Partout sur Terre (parce qu'au moins, dans le déclin intellectuel et moral, nous sommes unis). Certains reprochent à cet album de ne faire que survoler la situation mondiale, de trop se concentrer sur deux personnages, de se limiter à des événements parfois un peu décousus. Mais à mon sens, c'est parce que cette BD a davantage à expliquer qu'à raconter, même si elle le fait métaphoriquement. 


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un beau dessin.
  • Un concept efficace.
  • Une relecture de Sa Majesté des Mouches encore plus pessimiste (et c'est étrange de voir ça comme un point positif mais... c'est le cas).
  • Certaines ellipses sont excessivement longues et l'on aimerait savoir ce qu'il arrive aux personnages durant ces périodes...
  • Ça manque parfois un peu de clarté, au niveau de la pandémie décrite... mais c'est sans nul doute voulu.