Saison de Sang
Par



Dupuis
nous propose un magnifique album, aux dimensions imposantes et à la couverture massive, signé de Si Spurrier, auteur passé par la case Marvel mais qui s’est surtout fait remarquer par des productions plus confidentielles, comme Weavers. Quittant les sentiers rebattus des aventures super-héroïques ou le fantastique contemporain, il nous fait cette fois voyager dans un univers étrange, entre fantasy et uchronie teintée de steampunk. Ce contexte intrigant est à la fois un des atouts et un des rares points faibles de cette œuvre singulière qui mérite d'être lue.

Mais voyons d’abord ce que nous propose l’ouvrage, la quatrième de couverture s'avèrant rien moins qu’alléchante : 

Une petite fille s'avance. Elle ne sait rien de plus. Elle DOIT avancer - toujours en ligne droite - à travers un monde dangereux, superbe, fantastique. Si elle tente de s'arrêter, ou d'opérer un demi-tour, ou de changer de direction, l'air autour d'elle prend vie et s'anime d'ombres furieuses qui la poussent à reprendre son chemin. Elle est terrifiée mais elle avance vers un destin aussi extraordinaire qu'inattendu...

Ajoutons à cela qu’à son réveil, nous la voyons flanquée d’un gigantesque robot, à moins que ce ne soit une énorme armure métallique animée par une personne invisible, un moteur inconnu, ou une magie inexpliquée. Cela peut faire penser au Madureira de Battle Chasers, sauf qu’au lieu d’un récit de sword & sorcery flamboyant, on se retrouve (au moins au début) plongé dans un monde désert, âpre, quoique parfois majestueux. Est-on seulement sur Terre ? Y a-t-il eu une apocalypse ? La fille est-elle la seule survivante d’une civilisation condamnée ? Les réponses viendront, ou pas, au long d’une histoire la voyant grandir à l’abri des mille dangers qui l’entourent grâce à la puissance imposante et la vigilance permanente de cette sentinelle de fer. Sentinelle et mère de substitution, qui n’hésite pas à faire preuve de fermeté devant les inévitables caprices de l’enfant, ou de tendresse lorsqu’il est nécessaire de la consoler. Mais, surtout, qui persiste dans cette mission impérative, qu'elle semble juger capitale : avancer, toujours avancer, comme le rappelle le titre original (Step by bloody step).

Alors, notre esprit de lecteur toujours aux aguets repense à un autre récit, bien différent, un des chefs-d’œuvre de la science-fiction, où une ville mobile était également condamnée à progresser vers un point inaccessible : Le Monde inverti de Christopher Priest. Les tenants et aboutissants de ce voyage inéluctable y étaient fournis au compte-goutte, et Saison de Sang procède de la même manière, les mots en moins. Car si notre étonnant duo finira par rencontrer d’autres êtres humains, nul dialogue ne nous sera rendu intelligible : les rares bulles seront emplies de glyphes pour lesquels aucun décodage ne sera proposé. Les seuls textes que l'auteur nous offre sont les introductions des quatre chapitres.


Les saisons défilent, la fille grandit, les terres traversées finissent par se peupler et se couvrir d’improbables royaumes où des armées s’affrontent et des humains tuent, pillent et exploitent d’autres humains. On finit par reconnaître des symboles, par identifier quelques protagonistes mais – et c’est peut-être ce qui frustrera ceux qui tenteront l’aventure – on n’aura aucune explication sur la genèse ou la structure de ces sociétés, passées ou futures, terrestres ou autres. L’essentiel pour l’auteur est ailleurs, dans l’immuable progression du géant d’acier et de cette fille devenue assez âgée pour commencer à vouloir prendre ses aises. Les ados, vous savez ce que c’est ! Et si gérer des caprices d’enfant était finalement chose aisée pour cette nounou géante, il n’en va pas de même avec les envies irrépressibles d’une jeune femme…
L’autre réussite de cet album presque muet, mais doté d’une poésie et d’une charge émotionnelle puissantes, consiste en ces dessins de Bergara : les visages hiératiques, les silhouettes graciles et les mouvements parfois peu lisibles peuvent rebuter, cependant l’illustrateur nous propose des pleines pages, parfois des double-pages, sur des décors à couper le souffle. L’alternance entre des cases resserrées autour d’un geste impératif, d’un regard équivoque, d’un détail que la nature offre à nos deux aventuriers de l’impossible, et des planches où l’on perd de vue nos personnages dans l’immensité des paysages surréalistes aux reliefs torturés, à la végétation onirique et au bestiaire échappé d’une version dévoyée de Donjons & Dragons est incontestablement un autre des atouts majeurs de cette œuvre. Des cases qui permettent au récit de prendre sa respiration sur un rythme propre, calqué sur les saisons qui s’égrènent comme semble s’égrener ce monde jusqu’au fatal point de non-retour.

Un projet parfaitement maîtrisé pour un très bel ouvrage d’une fantasy plus profonde, plus riche que prévu, puisant autant dans les racines de la sword & sorcery à la Conan que dans les plus graves et intenses récits post-apocalyptiques.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un album soigné, solide, à la couverture épaisse.
  • Un récit prenant, qu'on comprendra petit à petit.
  • Le concept d'une histoire sans parole (ou presque) traité avec finesse.
  • Des paysages somptueux, mis en valeur par des pleines pages ou des double-pages méritant des posters.
  • Beaucoup de poésie dans les textes introduisant les chapitres.


  • Un univers puisant dans la fantasy, le post-apocalyptique voire l'uchronie, aux contours difficiles à cerner.
  • Pas vraiment de grosses surprises pour les lecteurs aguerris, on sait où tout cela nous mènera (mais si l'on peut deviner la destination, le voyage reste sublime).