Retroreading : Pâques noires
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Pâques noires
est un roman intéressant à plus d'un titre. Bien que datant de près de 60 ans (1968), il demeure toujours un cas à part car il a été rédigé dans un but très précis : traiter de la magie, de la sorcellerie "telle qu'elle devrait être dans la réalité si l'on admet son existence". Du moins, est-ce ainsi que l'auteur entame sa note préliminaire qu'on peut trouver par exemple dans la très bonne collection "Science-Fiction" de la Bibliothèque Marabout (éditions Planète 1969) sous la traduction d'Élizabeth Gilles - édition malheureusement truffée de coquilles, qui sous-titre : l'Apothéose de Satan. Tout un programme !

C'est que James Blish, puisque c'est de lui qu'on parle, regrettait amèrement qu'après avoir lu des centaines d'ouvrages sur le sujet, l'impression d'ensemble qui en résultait était une sorte de frivolité, tous relevant "sans exception du genre romanesque ou badin". Et donc, cela a eu le don de l'agacer, avant de l'inciter à apporter sa pierre à l'édifice. Blish, voyez-vous, est un des plus grands écrivains de SF du XXe siècle ; sa bibliographie impressionnante, quoique malheureusement peu connue en France, recouvre de nombreux thèmes de son genre de prédilection, même s'il est avant tout réputé pour son formidable Cycle des Villes nomades dans lequel son immense culture et son indécrottable humanisme irrigue un style agréable, littéraire sans être ardu, et non dénué de subtilité. Précisons qu'il a bien entendu décroché de nombreux prix, dont le Prix Hugo pour Un cas de conscience dont nous vous parlerons une autre fois, et qu'il a également écrit des novélisations intéressantes sur Star Trek.

Or, dans l'esprit de cet Américain immigré au Royaume-Uni, Faust Aleph Zero (l'autre titre de Pâques noires) devait s'inscrire également dans une sorte de cycle consacré à la connaissance de la "philosophie fantastique" incluant justement Un cas de conscience. En 181 pages séparées en quatre chapitres dénommés "Stations", l'auteur nous raconte les prémisses de la mise en œuvre d'un challenge lancé à un thaumaturge des temps modernes : au lieu de commencer par l'invocation et de détailler ce qu'il advient, il s'achève dessus et nous laisse deviner le cataclysme qui s'ensuit. Dans la montée en tension précédant l'apocalypse annoncée, il fait éventuellement penser à certains films centrés sur l'Antéchrist (La Malédiction et ses succédanés ou encore Stigmata) : il est certain que, de nos jours, le caractère révolutionnaire du roman n'est plus aussi visible. Il propose tout de même une expérience inhabituelle de lecture, troublant sans jamais être effrayant, mais surtout profondément détaillé dans son approche des magies de toutes sortes.

L'histoire se déroule de nos jours (c'est à dire vers la fin du XXe siècle) et l'on devine des tensions politiques encore notables aujourd'hui dans les très rares mentions du contexte extérieur : la Guerre du Viêt-Nam, un conflit israélo-palestinien ou un bloc soviétique qui se fragmente nous rappellent un passé douloureux. Mais tout cela est annexe dans notre histoire, qui va se concentrer sur un très petit nombre d'individus. Il y a le père Domenico, qui détecte une activité démoniaque inhabituelle et finit par obtenir de son supérieur le droit d'aller enquêter, sans toutefois intervenir (en vertu des clauses d'un Concordat entre les démonologues et les mages blancs). Il découvre bien vite qu'un certain Baines, riche industriel, vient d'engager l'illustre Theron Ware, un puissant sorcier spécialisé dans la violence et l'assassinat. Sa première "commande" a valeur de test : faire mourir un homme politique gênant. Test car Baines n'est pas encore totalement convaincu des capacités réelles du mage noir : il lui faut une démonstration grandeur nature. Ware s'exécute, conscient qu'il ne s'agit que d'un prologue anodin avant une commande bien plus ambitieuse : déchaîner l'Enfer sur Terre.


Le texte se construit patiemment par le biais de description très détaillées, où l'amateur d'ouvrages occultes (ou simplement joueur de jeu de rôles comme l'Appel de Cthulhu) retrouvera de très nombreuses références, alternant avec de longs dialogues entre intellectuels, des dialogues fleurant bon l'ironie et la suffisance, bardés de sous-entendus, ponctués de bons mots et élaborés comme des duels de lettrés. Cela rappelle par instants les paroles des protagonistes chez Edgar Poe ou Lovecraft, mais en plus piquant, plus mordant. Quand Baines discute avec Ware, il le jauge tout autant que le sorcier le jauge, et toutes ses questions sont autant de défis à relever. C'est ainsi qu'on découvre comment fonctionne la magie sur Terre : par le biais de démons, plus ou moins puissants, dont l'invocation requiert un savoir inimaginable, une préparation minutieuse et les outils adéquats. Ware ayant souscrit un pacte avec une des puissances infernales, il dispose grâce à elle de l'accès à une ribambelle de démons, chacun ayant sa spécialité. 



Avec Blish, on a accès à un large catalogue de ce que recèle la magie : thaumaturgie, kabbale, alchimie ainsi que toutes formes d'invocations des créatures les plus monstrueuses jusqu'aux succubes les plus affriolantes. La grandiloquence des sortilèges est traitée avec un sérieux monacal, comme tout le reste d'ailleurs. Et si Theron Ware s'avère particulièrement capable, il est très loin de la figure du sorcier fou et irresponsable que l'auteur regrettait de voir dans la littérature du genre (et qui est encore trop souvent présente au cinéma) : il prend d'infinies précautions, ne s'entoure que de subalternes fidèles (une servante beaucoup trop belle pour être humaine et un chat obèse), respecte à la lettre les délais de préparation ou de purification et surtout ne prend jamais ses interlocuteurs à la légère. Si Baines et ses deux acolytes apparaissent immédiatement antipathiques, le sorcier dégage par son élégance et sa morgue une certaine cordialité, alors même qu'il est spécialisé dans les crimes les plus atroces. 


Ce n'était de toute manière sans doute pas la volonté de l'écrivain qui voulait uniquement que ses lecteurs soient confrontés à la terrible vérité de ce qui arriverait si de telles choses étaient avérées. Pas le moindre héros à ressortir de ce récit, donc, le père Domenico étant condamné à être une sorte de témoin impuissant (mais le seul à pouvoir anticiper l'horreur de ce qui adviendra) : exit donc le romanesque, on est à l'opposé des romans pour ados avec des gentils apprentis-sorciers qui finiront toujours par sauver le monde et trouver l'amour. Nulle émancipation ici, nulle repentance à attendre dans ce texte déroutant et curieux, au style agréable et au final dévastateur : une sorte de testament portant en lui le germe de sa propre destruction.

Et pourtant, une suite existe : Le Lendemain du Jugement dernier (1971)Comme quoi, il y a peut-être un peu d'espoir...





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une variation résolument moderne des récits fantastiques sur la sorcellerie.
  • Un livre traité avec sérieux, inondé de nombreuses références occultes.
  • Un personnage intrigant.
  • Un final apocalyptique.


  • Les dialogues de lettrés peuvent paraître un peu pédants.
  • Son côté révolutionnaire est moins marqué aujourd'hui.
  • Pas d'optimisme, pas d'héroïsme.
  • Trop de coquilles dans certaines éditions.