Imaginez plutôt : une belle édition cartonnée reprenant le texte intégral de Do androids dream of electric sheep ?, c'est-à-dire rien de moins que le roman ayant servi de base au chef-d’œuvre qu’est Blade Runner ! Évidemment, difficile d'y résister - d'autant que, et les lecteurs d'Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines le savent bien, Philip K. Dick est un des auteurs les plus appréciés du staff, qui a déjà publié des chroniques sur Le Dieu venu du Centaure, l'immense Le Maître du Haut-Château, l'excellent Ubik et on vous avait même parlé de Minority Report dans un Digest !
Première interrogation : l'opportunité d'une telle initiative. L'adaptation au cinéma a donné lieu à deux belles réussites formelles, cependant il s'agit ici d'une transposition directe puisque le texte intégral est repris, uniquement mis en images. Travail aussi ardu et ambitieux que risqué, l'on peut y perdre les fans du roman initial comme les cinéphiles, et les amateurs de bandes dessinées et autres romans graphiques risquent de n'y pas trouver leur compte.Publié en 1968 à une époque où l'auteur traversait une de ses rares périodes de stabilité, le roman est paru en France sous des titres différents : Robot Blues ou encore Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? avant d'être réédité sous le même titre que le film de 1982. Il racontait la mission confiée à Rick Deckard et consistant à traquer les Nexus-6 qui avaient réussi à s'infiltrer sur Terre, mission vue par le flic comme une opportunité pour gagner la prime qui lui permettrait de se payer un vrai mouton en lieu et place de son animal électrique.
Le premier contact avec l'album édité en 2011 est positif. Il s'agit d'un bel ouvrage, dans une présentation soignée : la couverture solide de l’édition française s’orne d’une illustration originale de Stéphane Thanneur, une manière un peu perverse d’appâter les cinéphiles (puisqu’elle reprend les codes de l’affiche du film de Ridley Scott, des codes mêlant habilement les références au film noir – le flingue, l’imperméable – et à la SF – la voiture volante). L’amateur de comic books, lui, risque dès les premières pages de se trouver un peu floué par cette transposition. En effet, Tony Parker, dessinateur américain résidant à Phoenix – sans doute dans l’idée de se faire un nom en dehors des terrains de basket –, n’avait d’autre ambition que celle d'illustrer le texte intégral du roman.
L’éditeur français en a profité pour commander une nouvelle traduction à Benjamine des Courtils. Pour le coup, malgré de réels efforts de mise en page et la volonté permanente de se démarquer de l’influence des concepteurs graphiques et décorateurs du film, on se sent un peu engoncé, à l’étroit dans ces cases surchargées de texte dans lesquels les phylactères ne savent pas toujours comment reprendre les didascalies tout en donnant vie aux dialogues.Pourtant, on s’y fait. Un peu à l’image du Dark Knight strikes again de Frank Miller, le côté « fouillis » en moins, les bulles et cadres changent de couleur pour qu’on puisse plus facilement les associer aux interlocuteurs. Les personnages sont décrits avec une certaine minutie et le dessinateur multiplie les angles tout en variant le cadrage afin d’agrémenter la lecture. Cela manque clairement de relief et d'impact et les personnages manquent de grâce, mais le rendu des expressions est satisfaisant. On peut comprendre la levée de boucliers au moment de la première édition, de nombreux fans ayant protesté contre la qualité des dessins.
Quant à cette traduction, elle apparaît plus élégante et subtile que celle de Serge Quaddrupani pour les éditions Champ libre (1976) et confère davantage de poésie à un texte très dense, dans lequel les personnages passent beaucoup de temps en introspections, et qui se concentre sur des détails de la vie courante davantage que sur la traque des cyborgs.
Une vie que le film ne retraçait que très imparfaitement, il est vrai, son ambition étant tout autre. La lecture de ce roman graphique fournit en outre l’occasion de se rappeler combien l’adaptation pour le long-métrage était aussi réussie qu’éloignée du matériau d’origine. Exit ainsi le mercerisme, pourtant élément central de l’œuvre papier, ce culte voué à un individu prônant l’empathie entre les êtres au travers d’une communion spirituelle très proche de cette symbiose artificiellement induite par les drogues présente dans Le Dieu venu du Centaure. Exit donc aussi les Penfield, ces « orgues d’humeur » dont plus personne sur Terre ne se prive, qui permettent de programmer l’ambiance émotionnelle qu’on désire ressentir. L’aspect post-apocalyptique du roman est également effacé (si dans le film de Scott on parle vaguement d’une guerre, on n’évoque ni les retombées radioactives ni l’influence de celles-ci sur les gênes des Terriens ; Blade Runner 2049 est quant à lui un peu plus disert sur les retombées de ce conflit) et ne restent de l’omniprésence des émissions télévisuelles (dont le show permanent de Buster Friendly) que ces énormes panneaux d’affichage interactifs qui sont désormais ancrés dans notre mémoire collective.
On s’aperçoit également très vite de l’orientation différente accordée aux protagonistes : Deckard, ici, n’est qu’un chasseur de primes affilié aux forces de police, et même pas le meilleur ; c’est à cause de l’échec de son prédécesseur qu’il est mis sur l’affaire des Nexus-6. Précisons en outre qu’il est marié. Et si on retrouve en Rachael la fille du concepteur de ces androïdes, son nom de famille a changé (on est passé de Rosen à Tyrell).
Ces nécessaires comparaisons mises à part, on parcourt avec une impatience grandissante ce texte qui privilégie l’intensité émotionnelle ou les réflexions à l’action et au suspense. Dans une agréable préface, Warren Ellis fait d’ailleurs le point sur Dick, son œuvre et son adaptation. Malgré toutes ses qualités, on peut lui préférer l’une des deux postfaces, celle de Brubaker : bien qu’opportuniste, elle cible parfaitement les différents points de vue évoqués et l'on partage aisément ses sentiments sur le sujet. Ces deux grands scénaristes de comics sont par ailleurs peu tendres vis-à-vis du fantastique travail de Ridley Scott même s’ils admettent aimer le rendu du film, tant visuel que sonore.
Et donc, pour nettement plus que le prix d’un roman (même en version reliée et cartonnée), vous aurez le plaisir d’emplir les rayonnages de votre bibliothèque avec ces beaux volumes classieux issus de la collection "Atmosphères" de l'éditeur Emmanuel Proust Media, qui susciteront l’envie de vos visiteurs et engendreront d’innombrables questions et débats pour animer vos clubs de lecture ou vos soirées culturelles.
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