Frankenstein, par Georges Bess
Publié le
19.2.25
Par
Vance
Celui de Georges Bess adopte un axe différent, plus "classique", avec une réécriture de l'ouvrage majeur de Mary Shelley, Frankenstein, dont la genèse avait déjà donné lieu à un film intrigant (Gothic, de Ken Russell - 1986) et une bande dessinée ambitieuse (Maudit sois-tu, tome 3 de Philippe Pelaez & Carlos Puerta). Bess est un illustrateur français fortement influencé par Moebius qui, après avoir dessiné pour Jodorowsky, s'est mis à son propre compte, glanant çà et là de nombreux prix avant de se lancer donc dans l'adaptation de chefs-d'œuvre de la littérature au format comics, format qui a sa préférence depuis ses premières expériences en Suède. Après le somptueux Dracula en 2019, dont la version oversized fait à la fois le cauchemar et le bonheur de ceux qui ont une bibliothèque, c'est encore pour Glénat qu'il publie sa vision de Frankenstein, dont il signe le texte et le dessin, aidé par Pia Bess pour l'encrage.
Dès les premières pages, le ton est donné : un noir et blanc très contrasté avec de grands aplats et des cases qui débordent sur les deux pages pour laisser la place aux décors. Une grande partie du travail a consisté à limiter les didascalies afin que le dessin soit prioritaire, au point que certaines illustrations sont muettes.
L'essentiel du texte de base étant contenu dans les lettres du capitaine Walton à sa sœur, Bess choisit de condenser les faits tout en respectant la chronologie : exit le récit épistolaire, il préfère la formule "journal de bord" et commence au 25 juillet (le texte de Shelley démarrait au 11 décembre précédent), quelque part vers la fin du XVIIIe siècle. Walton et son équipage se fraient une voie à travers les glaces arctiques, dans l'espoir d'être les premiers à trouver une route maritime traversant la région polaire. Quelques jours plus tard, deux événements vont perturber leur rude quotidien : l'apparition d'un géant dans une tempête de neige, puis celle d'un homme épuisé dont le traîneau n'était plus tiré que par un seul chien. Cet homme, une fois recueilli et soigné, va dès lors leur conter l'histoire la plus incroyable : comment lui, Victor Frankenstein, passionné par la biologie et les sciences occultes, avait entrepris de recréer la vie à partir de cadavres ; comment l'expérience avait fini par fonctionner, comment le "monstre" qu'il avait engendré l'avait terrorisé et tout ce qui s'était ensuivi de cet événement surnaturel.
On suit pas à pas l'évolution du jeune Victor, ses études acharnées et ses tentatives de parvenir à ses fins : Bess ne se prive pas, après les glaces polaires, de nous gratifier de splendides vues sur les paysages environnants, dans les régions du lac Léman et de la Bavière ; la campagne doucereuse, les bois et rivières enchanteurs serviront de cadre aux premières semaines de "vie" de sa créature qui découvrira très tôt la cruauté des hommes et les rudesses d'une existence de paria.
Le récit se scinde ensuite en trois parties spatio-temporelles : des petits encarts dans le présent, la cabine où repose un Victor aux portes de la mort mais qui tient à conter ses mésaventures au capitaine qui les consigne docilement dans son journal ; comment Victor a digéré les conséquences du terrible acte qu'il a perpétré ; et surtout ce que la créature a fait ensuite pour survivre. Car cette dernière, comprenant très vite qu'elle devait se mettre à l'écart de la civilisation, va finir par apprendre à lire, à écrire puis à parler, ce qui lui permettra de narrer à son tour les tourments qu'elle a traversés, et de quelle manière elle est passée d'un être innocent et pur, vierge de toute considération maligne, à un tueur implacable et retors.
S'il ne change quasiment rien à la trame du récit qui oriente habilement les sentiments du lecteur, prenant d'abord en pitié le monstre sans pour autant accabler Victor (on est loin de l'être froid et calculateur dépeint dans de nombreux films : Frankenstein n'a certes pas assumé son acte mais passe ensuite le reste de sa vie perclus de remords, avant que sa créature ne lui impose un marché qu'il répugne à souscrire), lequel ira de drames en tragédies, recueillant les fruits amers de son expérience de démiurge, Georges Bess use de procédés de narration plus proche de la bande dessinée que de la littérature, avec de très (trop) nombreuses exclamations alternant avec des points de suspension : à certains moments, l'on a presque l'impression de lire une histoire écrite par un enfant, loin des phrases empesées de Mary Shelley.
pp. 54 & 55 : Aux abords d'Ingolstadt, une meute de chiens errants m'attaquèrent (sic) ! Ils avaient surgi de l'obscurité et s'étaient rués soudainement sur moi ! Ma simple présence les avait rendus fous ! L'assaut avait été violent, les crocs acérés entaillaient ma chair profondément ! Et puis, alors que les bêtes féroces me harcelaient, mon instinct de survie prit le dessus... Je me révoltai brusquement ! À ma stupeur initiale succéda la rage !
Cela dit, l'agacement fait vite place au plaisir d'admirer la présentation privilégiant les très grandes cases, avec des illustrations s'étalant régulièrement sur tout l'espace de la page.
La créature, élaborée à partir du corps d'un colosse de foire, apparaît musculeuse, et nettement plus svelte que ce que la culture populaire a conservé de l'interprétation plus massive de Boris Karloff : l'on comprend plus aisément les descriptions de certains de ses futurs exploits athlétiques (comme la traversée de la Mer de Glace). Victor, quant à lui, est représenté comme un jeune homme aux traits nobles, qui aurait été séduisant s'il ne s'était pas consacré à ses morbides passions.
On pourra noter que son fidèle et bossu acolyte Sven, qui le seconde dans les plus basses œuvres (comme l'enlèvement et la préparation des cadavres), préfigure le héros de la prochaine adaptation parue chez Glénat : Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Nul doute que nous en parlerons ici.
L'on saluera en outre le découpage en chapitres courts, introduits par de magnifiques dessins encadrés en pleine page et soulignés de fioritures comme autant d'enluminures. Le tout, tant dans le choix de la mise en page que dans celui de l'expression, dynamise la lecture qui engendre chez le lecteur une sorte de tourbillon d'émotions issues des nombreuses péripéties ayant abouti à ce que Victor Frankenstein, sentant la vie lui échapper, témoigne de son travail funeste et des terribles conséquences qu'il a eues sur son entourage comme sa santé physique et mentale : un témoignage en forme de testament car les hommes d'équipage comme le capitaine Walton ne pourront se dresser contre le destin qui l'attend au bout du voyage, dans les étendues glacées et désertes du "Pays des brumes et des neiges" ainsi que le titre le premier chapitre.
Un travail d'adaptation remarquable, osé dans certains choix de narration et de découpage mais demeurant respectueux du matériau de base. Évidemment, les puristes se tourneront vers le roman, plus lettré dans sa structure épistolaire, mais moins vivant également (sans aucun mauvais jeu de mots). Si l'on peut critiquer le texte, difficile de s'en prendre aux images d'une rare élégance, qui rendent un vibrant hommage à ce pilier de la littérature fantastique.
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