Retroreading : le Temps meurtrier
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Pour le trente-sixième article sur un classique de la science-fiction, nous allons aujourd'hui vous parler de Robert Sheckley. Voilà un auteur peu connu en France même si l'une de ses œuvres, par ses multiples adaptations à l'écran, est définitivement inscrite dans la culture populaire : Le Prix du danger, une nouvelle de 1958 adaptée en 1983 par Yves Boisset. Le thème de la chasse à l'homme devenue loisir pour les plus fortunés dans un futur proche mais également sujet de société et élément de divertissement des masses a depuis été très largement repris ailleurs, d'abord par Stephen King avec son Running Man rédigé sous le pseudonyme de Richard Bachman, également adapté une première fois avec Schwarzenegger en 1987 et bientôt de retour sur nos écrans avec un film d'Edgar Wright, puis par de nombreuses sagas plutôt orientées jeunesse. Des variantes comme Battle Royale ou Hunger Games ont su conquérir leur public. Or il se trouve que Sheckley a lui-même régulièrement repris le flambeau en tirant trois romans de son idée de base, dont Chasseur/Victime. Et il ne se prive pas pour la réinsérer dès qu'il le peut, comme le prouve notre titre du jour, Le Temps meurtrier.

Toutefois Sheckley n'est pas que l'écrivain d'un seul thème et il est avant tout connu dans la SF pour ses nouvelles percutantes, souvent caustiques, traitées avec un mélange de dérision et de malice mais qui ne se privent jamais d'interroger l'homme dans ses travers tout en explorant des lendemains qui déchantent. Si ce roman n'est pas son chef-d'œuvre (on lui préfèrera Oméga ou les Erreurs de Joenes, plus ambitieux et aboutis), il s'avère un bon point d'entrée si l'on cherche à découvrir le travail de cet écrivain de Brooklyn mort en 2005.

Ainsi, comme souvent en SF : tout commence par une mort.  
Un banal accident de voiture en 1958, et voilà Thomas Blaine, modeste dessinateur de yachts, expédié ad patres. Et ça, ça l'embête. Ça l'embête d'avoir eu une mort aussi banale, aussi s'empresse-t-il de tenter de se la remémorer - mais rien n'y fait, il a perdu le contrôle de son véhicule et percuté un autre conducteur, lequel a sans doute perdu également la vie dans l'accident. Pas de quoi le consoler après une vie inintéressante dans laquelle il estime n'avoir jamais eu la possibilité de s'accomplir. Après avoir raté sa vie, il a donc raté sa mort. Dommage, car :



Or, le voici qui rouvre les yeux. Pas au Paradis (loin de là) mais dans une salle où des experts anxieux attendent sa résurrection. Car nous sommes à présent en l'an 2110, et l'Au-Delà est désormais accessible scientifiquement : pour peu qu'on y mette le prix, l'on peut avoir la garantie de poursuivre sa vie sur Terre dans des corps-donneurs jusqu'au moment où l'on pourra passer de l'autre côté du Seuil. Une vie quasi-éternelle donc. Si on en a les moyens. Évidemment. 

Alors que vient foutre Blaine dans ce futur ? "Oh ça, pardon, c'est juste une erreur. Excusez-nous, vous n'étiez pas censé être ressuscité, on s'est trompé de personne." V'là aut'chose ! Donc non seulement Blaine est mort stupidement, mais en plus il est ressuscité par erreur ? Pire encore : il n'a même pas récupéré son corps ! On l'a inséré dans celui d'un grand type costaud aux épaules larges et à la mâchoire carrée, tout le contraire de lui. Pas grave, on va lui reprendre. Ah oui, mais non madame (oui, car il y a une madame, plutôt jolie malgré sa froideur toute scientifique) : j'y suis, j'y reste !



Nous allons alors suivre les pérégrinations de notre minable dessinateur de bateaux du milieu du XXe siècle dans le New York du turfu avec son Au-Delà accessible (et régenté par des sociétés ayant pignon sur rue), ses zombies qui résultent de mauvaises réincarnations, ses berserkers qui piquent des crises dans les rues et se font abattre non sans flinguer des dizaines de passants, et ses parties de chasse à l'homme (nous y voilà) où le Gibier n'est autre qu'un riche désœuvré qui choisit une manière élégante de se suicider. Pas facile pour Thomas de trouver sa place dans ce monde, d'autant qu'il y a déjà un individu qui se fait son blé dans un numéro de music hall rétro (et puis le XXe siècle, c'est pas très glamour). Surtout que l'entreprise qui l'a fait revenir (contre son gré) veut désormais récupérer son corps (contre son gré aussi, n'est-ce pas ?)

Totalement démuni et privé de repères, il trouvera une aide inespérée : d'abord celle d'un zombie qui a décidé de le suivre partout où il ira, persuadé qu'il détient la clef de son amnésie ; puis celle d'un fantôme, l'esprit d'un homme qui n'a pas encore franchi le Seuil et s'est décidé à l'aider autant qu'il le pourra (car on peut recevoir des appels de l'Au-Delà dans ce futur-là). Mais rares sont ceux qui iront dans son sens : Blaine sera régulièrement trahi, ou manipulé, pion innocent d'un conflit qui le dépasse entre des puissances qui veulent s'accaparer l'Éternité. En attendant son inévitable mort (sans doute définitive, pour le coup), il mènera sa petite vie d'échecs en désillusions tout en nous faisant découvrir un avenir pas très radieux où la promesse de la vie éternelle ne va pas sans beaucoup de contreparties plus ou moins légales, et dans lequel les plus blasés profitent d'un dispositif nommé "la Greffe" pour utiliser d'autres corps afin de vivre des expériences sensorielles extrêmes, ou se rendent dans des "cabines à suicide" pour tenter leur chance dans un ailleurs pas forcément garanti.

Le roman se suit sans déplaisir grâce à bon nombre de réflexions bien senties (surtout lorsque Sheckley mêle à cette vision d'un Au-Delà scientifique des considérations plus religieuses) et à pléthore de péripéties qui rythment la vie chaotique de ce "Voyageur imprudent". Thomas Blaine devient un Candide malgré lui, mais un Candide ironique, encore trop naïf mais capable d'analyser froidement les travers de cette société peu engageante. On regrettera toutefois sa passivité et son manque cruel de charisme : l'auteur n'a pas du tout voulu en faire un héros, sans doute dans le but de pouvoir écrire une fin pleine de cynisme. On regrettera aussi cette vision assez naïve d'un XXIIe siècle très peu évolué (en dehors donc de la conquête de l'Au-Delà) : on s'y déplace en voiture ou en hélicoptère, on regarde la TV, on communique par le biais de cabines dédiées et l'informatique n'y est pas du tout présente. Ni les logements, ni les vêtements, ni la nourriture ne semblent avoir été impactés par les progrès. On comprend aisément que ces considérations ne constituaient pas une priorité pour l'écrivain.

Image tirée du film Freejack de Geoff Murphy (1992)

Quoi qu'il en soit, l'idée de base a plu encore une fois à des producteurs de cinéma qui en ont fait un film en 1992, au casting assez impressionnant (Emilio Estevez, Anthony Hopkins, René Russo et... Mick Jagger) mais au succès médiocre, qui annonçait pourtant la vague cyberpunk. Il est disponible sur Prime Video, si vous êtes curieux.

Pour finir, un petit mot sur l'édition Presses Pocket de 1977, facilement trouvable dans les bouquineries, et reconnaissable à sa très jolie illustration de couverture signée Siudmak : ne vous attendez pas à un roman olé olé, la jeune femme dénudée (que vous avez forcément remarquée sur cette page) n'apparaît pas du tout dans l'ouvrage. On vous aura prévenus. Quant aux collectionneurs chanceux, ils pourront le trouver dans le prestigieux Club du Livre d'Anticipation des éditions OPTA, couplé à un recueil de nouvelles du même auteur encore plus corrosif, ouvrage relié duquel est tiré l'illustration qui clôt cet article. Et pour être totalement complets, sachez qu'il a parfois été édité en France sous le titre : Éternité, société anonyme, traduction presque littérale de sa version originale.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un auteur méconnu en France qui mérite qu'on s'y attarde.
  • Un style alerte, teinté d'ironie.
  • Des questionnements philosophiques pertinents.


  • Des personnages qui dégagent peu d'empathie.
  • Une vision du futur assez naïve.