These Savage Shores
Publié le
27.7.22
Par
Vance
Ram V, originaire de Mumbai, a su s'imposer ces dernières années comme auteur incontournable de romans graphiques, que ce soit en solo ou lors de fructueuses collaborations. Vivant à Londres, il a réussi à maîtriser les principes du medium pour l'accommoder à sa culture et ses envies, créant des histoires riches et denses puisant dans des registres variés : GriZZly vous annonçait ainsi sa participation au projet DC Infinite (avec une mini-série sur Swamp Thing) même s'il était loin d'être convaincu par sa prestation sur Future State : Justice League 1. Néanmoins, les critiques élogieuses autour de son album Toutes les morts de Laïla Starr mériteront sans doute que nous y jetions un coup d'œil acéré. Auparavant, voyons de plus près These Savage Shores, une production ambitieuse dans laquelle l'artiste tente de mêler deux mondes très différents mais pourtant proches.
Pour cette publication, HiComics a mis les petits plats dans les grands : tout en conservant le format des bandes dessinées nord-américaines, l'éditeur propose un album cartonné doté d'une couverture superbe, rehaussée de volutes dorées qui lui confèrent une noblesse agréable. On sent immédiatement qu'on sort du tout-venant des histoires de super-héros : la page de garde continue sur cette voie avec une citation en exergue sur un fond sombre rehaussé d'arabesques, un code graphique qui sera repris pour chaque chapitre. Même la typographie utilisée pour la page de titre est à l'avenant, et on s'enthousiasmera des pages intérieures aux marges étroites, permettant aux illustrations de respirer davantage. Très vite on admirera le soin apporté par le lettreur E-Dantès pour coller aux variations du support original.
Un emballage de toute beauté, donc. Mais le contenu vaut-il le contenant ? On peut vous assurer que certaines critiques, souvent dithyrambiques, ne sont pas totalement exagérées : l'histoire, dotée d'un point de vue original, vaut le coup d'œil. Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle : les Lumières commencent à illuminer le monde occidental, mais les révolutions qui couvent n'ont pas encore renversé les pouvoirs en place. Un empire étend ses ramifications sur tous les continents : le Royaume-Uni concrétise ainsi le rêve d'Alexandre le Grand et des Habsbourg, celui de ne jamais voir le soleil se coucher sur son territoire. Et la toute-puissante Compagnie des Indes impose sa loi partout, cherchant à renforcer ses intérêts économiques tout en trouvant les alliances de circonstances dans les régions du monde les plus reculées, les plus instables. On n'est pas très loin de l'atmosphère politique qui se dégage de la saga de Pirates des Caraïbes, à bien y penser. Calicut et les Côtes de Malabar aux Indes ont une importance vitale, car ils permettent l'acheminement des marchandises via la Route de la Soie millénaire : il faut donc régulièrement transiger avec les potentats locaux, heureusement souvent en guerre les uns contre les autres. Or, certains de ces princes ont pour alliés des forces issues de légendes ancestrales : divinités endormies ou démons dociles, ils pourraient faire pencher la balance dans un monde où la "civilisation" occidentale se heurte de plein fouet aux traditions.
Foi contre croyances, technologie contre artisanat, science contre sapience : les colons blancs s'installent et se répandent, brisant les volontés des indigènes au nom du tout-puissant commerce. Le profit l'emporte souvent sur la morale et le statu quo, quoique fragile, semble avoir de beaux jours devant lui. À moins qu'un événement vienne briser la stabilité de façade et réveiller les consciences - ainsi que les forces qui sommeillent dans ces contrées peuplées de mythes étranges... Et cet événement accidentel pourrait bien résulter de l'arrivée d'Alain Pierrefont, le protégé du mystérieux Comte Grano : l'individu, recherché à Londres pour une série de meurtres abominables, a été exilé secrètement à Calicut pour échapper à ses poursuivants. Ces derniers ne lâcheront pas l'affaire, car Alain n'est autre qu'un vampire...
L'album met ainsi en opposition deux visions du monde : celle des colons contre celle des colonisés, à une époque où les velléités d'indépendance commencent à se faire entendre. Mais aussi deux puissances ataviques, surhumaines bien qu'opérant dans l'ombre, l'une par nécessité, l'autre par choix : les vampires vont ainsi se frotter à une entité encore plus ancienne, remontant aux origines. Et si le récit finira par faire s'opposer ces êtres surnaturels, il prendra le temps de développer avec patience et élégance une histoire à rebondissements, mêlant politique et stratégie économique, et mettant en scène des monarques se trahissant mutuellement ainsi que des chasseurs de vampires devenant des proies. Quand les intérêts de certains antagonistes convergent (et l'argent a cette faculté irrésistible de convaincre les plus déterminés), les conflits naissent et meurent - et la Compagnie des Indes continue son petit bonhomme de chemin.
Réveil des consciences ou pas, elle semble inarrêtable et Bishan, ce demi-dieu tombé amoureux d'une mortelle, devra à un moment ou un autre faire le choix crucial d'intervenir à nouveau dans le monde des hommes. À cet instant se dressera alors sur sa route, de l'autre côté de la Terre, le Comte et son peuple de la nuit...
La narration empesée, bien que ralentissant le rythme, colle parfaitement à ce qui se rapproche beaucoup d'un conte philosophique, non dénué d'une certaine poésie fin de siècle, pleine de nostalgie romantique. Les dessins de Kumar sont à l'avenant, avec un encrage somptueux et un style graphique assez proche d'un Andy Kubert dans la sveltesse des silhouettes et l'approximation des traits du visage. Les séquences de combat sont brèves, violentes, parfois frustrantes sur le plan de la lisibilité mais là aussi tout à fait en symbiose avec les êtres qui sont dépeints.
Une œuvre intrigante et sensible, pleine de charme et de violence, à découvrir.
Une œuvre intrigante et sensible, pleine de charme et de violence, à découvrir.
+ | Les points positifs | - | Les points négatifs |
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