L'IA et la création d'œuvres
Publié le
28.5.24
Par
Nolt
J’ai vu il y a peu une vidéo d’un musicien qui présentait des compositions réalisées par une IA. Il y avait par exemple du Mozart (enfin, « à la manière de »), du James Brown, une musique de film, un peu épique, ou encore du Sting. Et ça tenait vraiment la route. Le titre de Sting par exemple, que personne n’a chanté (surtout pas l’intéressé) et que personne n’a composé, faisait parfaitement illusion.
De là, le musicien professionnel mettait en garde et s’interrogeait sur l’avenir de son métier. Il évoquait notamment les musiques un peu « secondaires » (mais très utiles pour pouvoir vivre de cette activité), comme les musiques de pub, les jingles, les musiques de films d’entreprise, etc. Pourquoi engager un professionnel quand une IA peut faire le boulot gratuitement en 30 secondes ?
De là découlent deux interrogations pour ce musicien, l’une très pratique et l’autre plus philosophique. Ce sont ces questions que je vous propose d’aborder ici, en se concentrant sur le domaine littéraire.
Cette évolution, elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle est inéluctable.
Depuis l’invention du réfrigérateur, les livreurs de glace n’existent plus. Et il est peu de gens pour s'en plaindre.
Il n’existe plus de falotiers non plus. Et personne n’a eu l’idée saugrenue de ne pas développer l’électricité, sa distribution et son stockage, sous prétexte de conserver des emplois.
Sur cette question pratique donc, que l’on trouve cela horrible ou non, il n’y a pas grand-chose à faire. Oui, il y aura demain moins de musiciens professionnels tout comme il y aura moins d’auteurs au sens large.
Mais la question la plus intéressante demeure l’aspect philosophique qui touche à l’art et à ses concepteurs. Que vaut un roman écrit par une IA ?
Déjà, revenons sur le terme le plus important dans « IA » : l’intelligence.
À l’heure actuelle, les IA en sont dépourvues. Elles la simulent assez bien, mais il ne s’agit pas d’intelligence au sens strict. Les IA dont on peut se servir aujourd’hui ne comprennent pas ce qu’elles font. Elles ne réfléchissent pas, elles traitent des données de manière très pointue et très rapide. Mais évidemment, cela ne va pas en rester là. Les progrès ces dernières années ont été fulgurants dans le domaine. Dans un an ou deux, alors que les résultats sont déjà impressionnants, qui sait ce que les IA seront capables de faire ? Imaginez alors dans dix ans. Ou vingt. En fait, il est même totalement impossible d’imaginer à quel point en sera l’IA dans plusieurs décennies. La seule chose certaine, c’est qu’à un moment, le « I » de IA sera mérité.
Quelque part, à un instant T, une IA accèdera à la conscience et méritera réellement son appellation.
C’est maintenant que cela se corse.
La réaction instinctive de la majorité de mes confrères auteurs, à l’heure actuelle, est plutôt de dénigrer ou condamner l’utilisation de l’IA dans le domaine artistique. D’une certaine manière, cela peut se comprendre, car si un roman, par exemple, repose bien sur des bases techniques indispensables, il n’est pas fait que de technique. Il y a, à un moment, autre chose qui intervient. Appelons ça l’inspiration, ou le style de l’auteur (comprenant même ses défauts), ou même « l’âme » d’une œuvre. Un être humain, ça a un passé, des goûts propres, des sentiments, des impulsions, une personnalité complexe… l’art produit par l’être humain est imprégné de tout cela.
Mais imaginons ici une IA si évoluée, si aboutie, qu’elle puisse simuler cela aussi : les imperfections, les influences, les rêves et les déceptions, les joies et la folie. Mieux encore, imaginons une IA ayant accédé à la conscience et ressentant vraiment des questionnements philosophiques ou des angoisses métaphysiques.
Pourquoi un roman écrit par une telle IA serait-il moins bon ou moins intéressant qu’un roman écrit par un humain ?
Comprenons-nous bien. Je n’ai aucune envie de lire un amalgame maladroit produit par une machine. Cela n'a pas d’intérêt. Mais si une IA peut réellement, un jour, inventer, réfléchir, éprouver des sentiments, comprendre des nuances, pourquoi ses œuvres seraient-elles moins pertinentes que celles d’un humain ?
Est-ce que, si l’on rencontrait une civilisation extraterrestre, on refuserait de lire les livres produits par cette civilisation sous prétexte qu’elle nous est étrangère ? Au contraire, je pense que nous serions nombreux à rêver d’une traduction de telles œuvres, afin de plonger dans la psyché d’une race inconnue. Pourquoi cela serait-il différent avec une IA ?
Parce que cela pourrait être mauvais ? Mais il existe des tonnes d’auteurs professionnels, publiés, qui sont très mauvais. Ce ne peut donc être un argument. Parce que ce ne serait pas « pensé » (dans le sens humain du terme) ? Mais, la structure d’un arbre centenaire ou les brumes recouvrant imparfaitement une montagne éclairée par la lumière de l’aube ne sont pas « pensés » non plus dans le sens humain du terme. Est-ce pour autant que nous les ignorons ou qu’ils ne nous émeuvent pas ?
J’ai toujours cru qu’en tant qu’auteur, ou même lecteur profondément attaché aux (bons) livres, je serais hostile à l’IA. Mais en y réfléchissant, je n’ai aucun bon argument pour m’y opposer.
Si demain une machine fait un aussi bon pain que mon boulanger, au point que je ne puisse distinguer, à l’aspect ou au goût, une quelconque différence, pourquoi refuserais-je d’en manger ?
Et puis, il faut dire que les possibilités perçues à l’écoute de ce titre, totalement inexistant mais pourtant envoûtant, de Sting laissent rêveur…
Imaginez pouvoir demander (et obtenir !) en quelques minutes un nouvel album d’Hergé (dans « le style de », nous sommes d’accord), un nouveau roman d’Orwell, une nouvelle inédite de Lovecraft. Bon, c’est sans doute un peu dérangeant de se référer à des auteurs réels, je l’admets, eh bien, imaginons une immense saga de fantasy, un polar sombre et poignant ou un récit de science-fiction à la fois drôle, tragique et brillant, le tout obtenu le jour même, de la « plume » virtuelle d’une IA virtuose. Pourquoi s’en priver ?
En fait, la condamnation de principe de l’IA renvoie à une peur primaire de l’individu. Personne ne souhaite être remplacé par une machine. Personne ? Je viens, volontairement, de proférer une immense ânerie. Bien évidemment que l’on a tous rêvé d’être remplacé, au moins pour certaines tâches, par des machines. Personne ne se plaint des robots-aspirateurs, des lave-linges ou des lave-vaisselle. Et personne ne regrette le « bon temps » où il fallait creuser des mines à coups de pioche. Et si demain un bot peut faire la comptabilité d’une société, sans erreur et gratuitement, tout le monde s’en félicitera.
Vous savez pourquoi il y a encore des pilotes dans les Airbus et les Boeing ? Pour rassurer les passagers. Un pilote automatique actuel (en réalité, il y a plusieurs bots sur chaque appareil, afin de pallier toute panne) est non seulement capable d’assurer l’intégralité d’un vol, atterrissage et décollage compris, mais il le fait infiniment mieux qu’un être humain. Parce qu’un pilote, même doué, même rigoureux, même expérimenté, peut avoir un coup de mou, un moment d’inattention, une hésitation. Sans même parler des accidents que l’IA évite (et pourrait encore plus éviter) en vol, un pilote automatique effectue des manœuvres parfaites. Donc, il gagne du temps, il économise du carburant, il ménage l’avion, il gère tous les paramètres en même temps, etc. En outre, il n’est jamais fatigué, il ne s’énerve pas, n’est pas distrait par la réussite au BAC de la gamine ou par une engueulade avec sa femme au sujet du nouveau canapé.
En fait, pour un déplacement, quel qu’il soit, si je pouvais choisir entre un robot et un humain, je choisirais systématiquement le robot.
Le problème ne se pose que lorsque l’humain injecte de l’ego dans l’activité. Et où trouve-t-on le plus d’ego sinon dans l’art ?
L’être humain aime se penser unique, précieux et talentueux. Ce qui le gêne dans le fait qu’une IA compose des musiques ou rédige des romans, ce n’est pas la qualité des œuvres, c’est l’absence de traces humaines dans la conception de celles-ci.
Un humain sera toujours plus attiré par une œuvre créée par un autre être humain. C’est de l’instinct pur, c’est inscrit dans nos gènes : on priorise ce qui nous ressemble. Mais objectivement, si l’on arrive à un point où l’on ne peut plus faire la différence entre une œuvre créée par une IA et une autre purement humaine, sur quoi serait basé un éventuel rejet, si ce n’est un réflexe reptilien très utile dans le domaine de la survie pure mais clairement inadéquat en art ?
Encore une fois, un roman n’est pas fait que de technique, même si celle-ci est indispensable pour obtenir un socle solide, quelque chose de construit, efficace, intelligible. Il y a autre chose, de flou, de magique, qui prend naissance entre les lignes et sépare le scribouilleux sans intérêt du maître inspiré.
L’IA maîtrisera totalement la partie technique, c’est une certitude. Rien qu’en faisant cela, elle sera au-dessus de la majorité des auteurs. Lorsqu’elle maîtrisera le flou, le laid, la saleté, les fractures, alors, elle créera des œuvres au moins aussi profondes, sublimes et délectables que celles créées par les meilleurs auteurs humains.
Et ses œuvres-là, je rêve de les lire.