Rêver, de Frank Thilliez
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Aujourd'hui, c'est un thriller que nous abordons : c'est l'été, une saison qui se prête bien à la lecture de polars bien prenants qui sauront occuper les plages de farniente que vous vous serez légitimement octroyées. Et dans cette catégorie d'ouvrages, Frank Thilliez semble être passé maître avec des romans régulièrement classés dans les best-sellers depuis 2004 et Train d'enfer pour Ange rouge. S'il a ses détracteurs (la littérature de genre ayant systématiquement ses ennemis obtus se réclamant d'une écriture élitiste), il dispose surtout d'une gigantesque palette de fans. Pour en finir avec cette introduction, précisons qu'il est un grand admirateur de Maurice Leblanc et de Stephen King - ce qui lui confère immédiatement ses lettres de noblesse pour accéder à UMAC.

Rêver
, paru en 2016 chez Fleuve Noir/Pocket, ne fait pas partie des séries mettant en scène le commissaire Sharko ou l'inspectrice Henebelle. Les lecteurs habitués y retrouveront certaines caractéristiques sensibles dans un ouvrage comme Puzzle (édité en 2013) : une construction aussi logique que ludique et une propension à faire douter de la réalité des faits. Sauf que là, dans ces 633 pages, le curseur est manifestement poussé plus loin :
  • une héroïne atypique : Abigaël est une psychologue experte dans les affaires criminelles, elle n'a pas son pareil pour dresser un portrait précis des individus recherchés, déterminer leurs motivations ou leur modus operandi. Mais c'est une femme qui souffre depuis l'enfance : narcoleptique, elle est forcée de prendre un traitement puissant qui lui permet d'avoir une vie à peu près normale (même si le sommeil vient la cueillir régulièrement dans la journée) tout en lui supprimant subséquemment une partie de ses souvenirs. Cette affection singulière s'accompagne de crises de cataplexie pendant lesquelles elle s'effondre, totalement incapable de maîtriser le moindre muscle de son corps tout en restant consciente - ce qui lui vaut d'être couverte de cicatrices et d'hématomes dus à ses chutes involontaires. Elle a en outre récemment perdu deux êtres chers dans des circonstances atroces.
  • un suspense insoutenable : dès le début, nous apprenons qu'Abigaël travaille avec les forces de police à retrouver Freddy [1], le surnom donné à un ravisseur qui a kidnappé au moins trois enfants à plusieurs mois d'intervalle et nargue en permanence les enquêteurs en semant çà et là des indices qui ne mènent nulle part. L'équipe "Merveille 51", en charge de cette affaire qui défraie la chronique, joue contre la montre car cet individu insaisissable a prévenu qu'un quatrième enfant serait enlevé.
  • une construction temporelle en puzzle : l'essentiel de l'histoire se déroule sur une fraction de temps de six mois (de décembre 2014 à juin 2015) entre deux événements capitaux dans l'existence d'Abigaël, l'accident de voiture dont elle a miraculeusement réchappé (mais qui a coûté la vie à sa fille adorée et à son père) et un fait qui se déroulera chronologiquement à la fin de son enquête et que l'auteur a nommé "le Lavoir en flammes", lavoir dans lequel elle se retrouve prisonnière d'un incendie dès le prologue, tout en se demandant si elle ne rêve pas cette tragédie. Plusieurs chapitres se suivent ainsi jusqu'à un moment où l'on saute en avant, ou en arrière dans le temps.
  • un questionnement permanent sur la réalité des faits : la pathologie même de notre héroïne, qui la plonge régulièrement dans un sommeil paradoxal, lui fait vivre avec une intensité inouïe des rêves extrêmement précis, si puissamment précis qu'ils la font douter de la véracité des informations qu'elle récolte et des événements auxquels elle participe - au point de trouver des trucs, palliatifs ou béquilles nécessaires à son équilibre mental : la douleur, les blessures qu'elle s'inflige (automutilation) et son "carnet de rêves" lui permettent parfois de faire la part des choses. Cependant, son traitement et ses effets néfastes sur la mémoire engendrent des situations dans lesquelles la réalité elle-même vacille : tel libraire l'informe qu'elle a déjà acheté ce roman il y a une semaine (elle n'en a aucun souvenir) ; tel éditeur s'étonne qu'elle lui repose des questions qu'elle a déjà posées auparavant (là aussi, le trou noir) ; et souvent, elle se retrouve en des lieux qu'elle ne se rappelle pas avoir voulu visiter, émergeant de rêves qui ébranlent ses certitudes. 

Image générée par IA.
L'ensemble s'avère diaboliquement prenant. L'enquête, bien que menant souvent à des impasses, des fausses-pistes, progresse doucement grâce à l'acharnement d'une Abigaël extrêmement tenace (car les embûches qui parsèment ses investigations sont légion) : comme dans la réalité, les enquêteurs disposent de très peu d'indices, sont contraints de faire du sur-place, de fouiller le passé des victimes, essayant de trouver la plus petite connexion entre des détails infimes. 

Cependant, les rêves de notre psi lui fournissent également quelques indices troublants : cette fille sans visage lui donne un code à sept chiffres, un autre songe lui procure le titre d'un roman policier (dont le contenu utilise de manière troublante des faits liés à leur enquête en cours) ou l'oriente vers les bandes dessinées dont était friand son père. Chaque fois, cela lui permet de lancer une passerelle vers une autre dimension de l'enquête, une piste insoupçonnée ; chaque fois, elle découvre que ces éléments la ramènent à son propre passé, la persuadant de plus en plus qu'elle est intimement liée à ce Freddy, d'une manière ou d'une autre ; chaque fois encore, une crise la retrouve hébétée, incapable de se souvenir de ce qui lui est arrivé ou incapable de prouver que c'était bien réel. 

Ses proches, malgré ses capacités hors-normes et son expérience professionnelle indiscutable, doutent de plus en plus de son équilibre mental - et donc de la pertinence de ses assertions, ce qui la pousse à enquêter seule, ne serait-ce que pour prouver aux autres qu'elle n'est pas folle. Mais la réalité glisse entre ses doigts, les codes déchiffrés ne mènent nulle part et les maigres indices qu'elle met au jour sont dérobés par de sinistres individus sans scrupules (si tant est qu'ils existent) ou disparaissent du jour au lendemain. Même son compagnon commence à douter de sa bonne foi et lui conseille de se mettre à l'écart. N'a-t-elle pas assez souffert ? La raison d'Abigaël se met à vaciller, au point qu'elle remet en cause non seulement chaque détail de l'enquête, mais aussi de sa propre existence : son père menait-il une double vie ? Sa fille est-elle réellement morte ? Pourquoi cet écrivain s'est-il, de lui-même, tranché les doigts ? Et si cette hallucination hypnagogique de l'homme-renard qui hante ses rêves était la manifestation d'un être réel ?

Image générée par IA,
reprenant plusieurs des éléments du roman
Thilliez, savamment, patiemment, a dispersé les chapitres tout au long de son récit, forçant le lecteur à se repérer dans la ligne temporelle qu'il place de temps en temps, telle une borne ou une bouée de sauvetage, pour nous aider comme pour nous embrouiller. Ainsi, certains indices seront révélés plusieurs fois (mais comme Abigaël ne se souvient plus de la première occurrence, le lecteur se retrouve lui aussi dans le flou concernant l'avancée de l'enquête) et la progression du récit fait les montagnes russes tout en lui laissant chaque fois des opportunités pour tenter de résoudre lui-même les énigmes posées. 

Si vous vous prêtez au jeu, et en fonction de votre expérience de lecteur de polars, vous allez échafauder des dizaines d'hypothèses, les modifier, en refaire d'autres, revenir à une idée de départ, et chaque chapitre risque de précipiter toutes vos certitudes par terre à la lueur d'une énième révélation. Après avoir soupçonné quasiment tout l'entourage d'Abigaël, vous en viendrez sans doute à voir en elle à la fois la victime et la coupable de cet ignoble enlèvement avant d'opter pour la solution de facilité : la moitié du récit est uniquement fantasmée, née dans les cauchemars tortueux de la psychologue. OK, pourquoi pas, Thilliez a déjà fait le coup dans ses précédents romans, mais alors QUELLE partie ? Et si vous êtes en outre amateur de fantastique ou de SF, vous aurez tôt fait d'envisager l'irruption du surnaturel dans cette affaire : incube, succube, sorcellerie ? Quand les cadavres commenceront à remplir la morgue et qu'une des sous-intrigues prendra plus d'ampleur, au point de recouper l'enquête principale en plusieurs points, bien malin qui sera capable d'en déduire le fin mot de l'affaire.

Ce mélange de frustration et de suspense, qui fait le sel de tout bon thriller, est ici dosé avec maestria, agrémenté d'un petit peu de gore (mais on est loin de ce que l'auteur peut proposer dans sa série sur Sharko) et de beaucoup plus de torture psychologique : on sent que Thilliez a passé du temps à effectuer les recherches nécessaires auprès des spécialistes du sommeil et de la médecine légale. L'efficacité légendaire de son style se pare ici de phrases un peu plus ornées, avec des descriptions détaillées : c'est aussi agréable que haletant. Il laisse la part belle aux dialogues, et surtout aux questionnements intérieurs de l'héroïne (pas un chapitre sans qu'elle se morigène, qu'elle s'interroge sur le bien-fondé d'une action, la réalité d'un fait, les intentions d'un individu ou sa propre santé mentale). Le final en deux temps reprend en revanche les codes classiques des histoires policières avec leur litanie de révélations et monologues, dont la banalité est heureusement compensée par le soulagement d'apporter les solutions espérées à ces enquêtes cauchemardesques.

Se prenant au jeu de son propre récit, Thilliez propose même à la fin de se connecter sur son site pour retrouver le chapitre manquant (heureusement, car il révèle un des pots aux roses, levant le mystère sur une grande partie de l'intrigue) et même pour relire le roman dans l'ordre chronologique des faits (comme Nolan l'avait proposé pour Memento par exemple). De quoi prolonger élégamment le plaisir incontestable qu'on peut prendre à la lecture de ce page turner redoutable.

Le Cauchemar, 1781 - Johann Heinrich Füssli


[1] : la référence au croquemitaine Freddy Krueger de la série de films sur Elm Street est voulue, et plusieurs fois explicitée.

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une héroïne terriblement fascinante.
  • Un ennemi machiavélique.
  • Une construction méticuleusement troublante.
  • Une enquête minutieuse qui progresse lentement et alimente un savant suspense.
  • Un style diablement efficace.
  • Un doute constant sur le fait de savoir si ce qu'on lit relève de la réalité ou du rêve.


  • Un final un poil trop classique avec les longues révélations des protagonistes (mais cela contribue à apaiser la tension accumulée).