Go West Young Man
Par

Tic-tac-tic-tac, le temps passe et ne revient pas
Tic-tac-tic-tac, entre Indiens, cowboys et soldats
Tic-tac-tic-tac, le temps d'une BD chorale
Tic-tac-tic-tac, le passé trépasse en un râle


Tiburce Oger fait partie de ces artisans de la bande dessinée qui ont fait les belles heures de mon adolescence et de ma vie de jeune adulte. Avec sa série Gorn, son spin-off Dame Gorge et Orull, le souffleur de nuages, il a stimulé mon imaginaire lors de nombreuses lectures et relectures.
J'ignore pourquoi j'avais, depuis, perdu cet auteur de vue... mais c'est avec plaisir que je vis son nom sur cet album.
Apparemment, le Monsieur est un grand amateur de western, un genre décidément à la mode ces derniers temps en BD et dans ces colonnes (avec West Legends, Horseback 1861, Les Dragons de la frontière, voire Pulp et Fausses pistes, par exemple). Le confinement imposé par le Covid (oui, "le") lui a permis de faire une liste des projets qu'il aurait toujours aimé mener à bien. L'auteur des westerns Ghost Kid, Buffalo Runner et La piste des ombres s'est alors pris à rêver d'écrire des histoires prenant place dans le grand Ouest pour tout un tas de dessinateurs de renom partageant avec lui cette passion ; Go West Young Man venait de passer au stade embryonnaire !
Afin d'éviter le patchwork disparate d'histoires courtes reliées en un recueil, il fut vite décidé d'offrir à ces récits un fil rouge (parfois ténu) sous la forme élégante et symbolique d'une montre de gousset ouvragée en or. Elle passera, traversant un siècle et demi d'histoire américaine, entre les mains d'autant de propriétaires que nécessaire pour accomplir tous les fantasmes de collaboration artistique d'Oger qui, pour une fois, ne dessinera pas le moindre trait dans un album arborant pourtant son nom (je le regrette, aimant son dessin... mais ça bénéficie au concept). Enrico Marini (sans doute occupé par Noir Burlesque) n'a su se libérer que pour dessiner cette très efficace couverture, ce qui est déjà pas mal.


1938 L'album s'ouvre et se ferme sur le travail toujours séduisant de Paul Gastine (L'héritage du diable, Jusqu'au dernier) introduisant et concluant la longue épopée de cette fameuse montre qui, de hasards en coups du sort, va traverser l'histoire de l'Amérique.
Un jeune agriculteur, poussé à la vente par La Grande Dépression, va devoir se séparer de ses terres... vendra-t-il aussi la fameuse montre à gousset ?

1763
La rébellion de Pontiac a pour objectif de chasser de leurs terres les soldats de la couronne britannique au lendemain de la guerre des Sept Ans. Le chef indien provoquera sans le vouloir le fameux épisode du siège de Fort Pitt. 
Le dessin de Patrick Prugne (Tomahawk, Vanikoro, Iroquois, Poulbots, Pawnee, Frenchman, Canoë bay et déjà complice d'Oger avec L'auberge du bout du monde en 2004) tient, comme toujours, davantage de la peinture et offre ici des scènes brumeuses fleurant bon les premiers âges des colonies britanniques sur le sol américain. 
Cette histoire explique l'apparition de la montre sur le sol américain.

1825 Malheur River, ou l'histoire d'un trappeur très pieux installé dans le futur Wyoming. Marié à une squaw pour avoir le droit de chasser sur le territoire de ses ancêtres, il recueille un orphelin français qui ne tardera pas à plaire davantage que lui à son épouse indigène. Le dessin et la mise en couleurs donnent envie de se remettre à la lecture des classiques d'Olivier Taduc (Chinaman en tête parce que j'adore cette série mais aussi Le Réveil du tigre, Griffe blanche ou Mon pépé est un fantôme).

1842
Conestoga, l'histoire d'un amour interdit entre une blanche et un noir fuyant la Louisiane dans l'espoir d'avoir le droit de s'aimer en la lointaine Californie, m'a fait découvrir Benjamin Blasco-Martinez (Catamount, L'Homme de l'année, Le Garde Républicain) et c'est une découverte on ne peut plus plaisante : un trait réaliste et élégant, expressif et dynamique mais capable de sensibilité, soutenu par les couleurs de Serial Color.

1860 On connaît bien le nom du Pony Express et la réputation de ses coursiers rapides mais on ignore souvent que l'existence de ce service de distribution du courrier fut elle aussi expéditive : ça n'a tenu qu'un an et demi. C'est sur cette surprenante information que repose Pyramid Lake War, sous le crayon de Ralph Meyer (Undertaker, Asgard, Berceuse assassine, Page noire, Des lendemains sans nuages, XIII Mystery, Ian). Une histoire tristement ironique pour un dessin agréable mais colorisé de façon un peu terne.

1863 C'est Félix Meynet (Sauvage, Dolorès de Villafranca, Les Eternels) qui illustre dans Ne meurs pas les dernières pensées d'un infortuné confédéré tombé au combat. On sent chez lui une réelle maîtrise de la retranscription des scènes de bataille.

1875
Par son superbe parti pris graphique inédit dans l'album et la poignante histoire des Sœurs Austin, Dominique Bertail (Madeleine, Résistante, Mondo reverso, Paris 2119, Pilote, Infinity 8, Ghost money, Omaha Beach, 6 juin 1944, Premières fois, Shandy, Un anglais dans l'Empire) se distingue ici de fort belle façon. La libération de ces deux frangines des mains d'Indiens les ayant capturées vous réservera une surprise de taille.


1879 Colorisée par Jérôme Maffre et illustrée par Hugues Labiano (Le Lion de Judah, Etoile du désert, Black OP, Mister George, Les quatre coins du monde, Vivre libre ou mourir), J'ai connu Wild Bill raconte le face à face entre un Marshall usé et le pilleur de diligence Douglas Mac Gerthy qui a tué une femme et un enfant juste pour mettre la main sur un objet dont vous devinez la nature puisqu'il est le moteur de tout cet album. À mon sens, l'histoire qui sent le plus le western tel que je l'imagine avec le fantôme de Hicock qui plane sur l'histoire.

1881
 Sans doute la plus dérangeante et glauque des histoires de cet album : ce qu'il advint d'un rouquin soupçonné d'être un voleur de bétail, raconté par l'un de ses bourreaux. L'ours commence comme une petite conversation au coin d'un bar mais vous n'êtes pas prêts pour l'au revoir ! Les dessins de François Boucq (Janvier 2015 - Le procèsNew York Cannibals, Face de lune, Jérôme Moucherot, Bouncer, Le janitor, Portrait de la France, Rock Mastard, Superdupont, Le Procès Carlton, Point de fuite pour les braves, Un Point c'est tout, Little Tulip) sont mis en couleurs par Jack Manini. Le duo fonctionne bien mais c'est très classique. Pour le coup, la vraie claque est ici l'histoire.

1882 La montre continue à changer de mains et arrive au bordel de Maria pour un western un peu kitsch avec des filles de saloon, des gros durs et une exécution primaire dans The Girls and the Doc. Eric Hérenguel (The Kong crew, Pilote 18, Kiliwatch, Ulysse 1781, Kerubim, Balade au bout du monde, Remington, Nuit safran, Krän le barbare, Lune d'argent sur Providence, Kerozen et Gazoleen) enchaîne avec bonheur les caricatures de films de genre.

1883 Avec La lettre, Michel Blanc-Dumont (La jeunesse de Blueberry, Cartland, Une folie très ordinaire), Steve Cuzor (Cinq branches de coton noir, XIII Mystery, O'boys, Quintett) et Tom Cuzor (aux couleurs) font une petite visite de politesse qui tient en deux (très belles) planches.


1885 Ruse, bluff, tuniques bleues en version pas comiques et Géronimo au programme de cette aventure bien ficelée qu'est La montagne qui parle. Christian Rossi (Moonshine, Niala, Ballade du soldat Odawaa, Le cœur des amazones, XIII Mystery, W.E.S.T., Deadline, Paulette comète, Alef Thau, Les errances de Julius Antoine, Une folie très ordinaire, La gloire d'Héra, Tirésias) nous livre des planches respectant les vieux préceptes de la BD réaliste européenne... ça fait un bail que je n'avais plus vu de telles cases. Je vais relire mes Aleph Thau, moi !

1894
 Parce que les pionnières existaient aussi, il fallait au moins un récit offrant au lecteur un épisode de vie d'une de ces femmes sévèrement burnées. C'est chose faite avec Cattle Kate dessinée par Michel Rouge (Gunfighter, Kashmeer, Le samaritain, Shimon de Samarie, Marshal Blueberry, Blueberry) et colorisée par Corentin Rouge pour des planches majoritairement jaunes et... hum... rouges !

1916 La révolution éclate en novembre 1910 au Mexique. Viva Villa met en scène la traque de Pancho Villa sur les indications d'un gamin mexicain prétendant vouloir venger son frère... Un descendant du premier propriétaire de la montre va refaire surface mais dans ce maudit pays, tout se paie et a le goût du sang. Ronan Toulhoat (Sigrid, Ira dei, Block 109, Conan le Cimmérien, Zeppelin's war, Maruta, Tales from the Crypt, Le Roy des Ribauds, Sherlock Holmes Society, Prométhée, La Nuit des morts-vivants, Le Monde perdu, Chaos team) illustre agréablement ce récit de cases un peu sépia mais carrément étouffantes... 


Go West Young Man est un projet séduisant, une entreprise menée à bien, sans conteste.

150 ans de poussière, de sable, de gunfights, de charges de cavalerie, de duels, de lynchages, d'esclavagisme, de prostitution, de saloons, de bagarres, de colonisation, de chasses et de révoltes résumés en une centaine de pages par un auteur et seize dessinateurs de talent... on ne voit pas ça tous les jours. 
"C’est un peu comme si j’avais réussi à rassembler John Wayne, Clint Eastwood, Gary Cooper et consorts pour faire mon film !", confesse un Tiburce Oger reconnaissant.
Oh, l'album n'est pas exempt de défauts, comme souvent les œuvres chorales. Certains épisodes sont moins passionnants ou moins beaux que d'autres, mais il y a toujours quelque chose à tirer de chacun pour peu que l'on aime cette BD franco-belge classique : la pureté d'un trait, la malice d'une narration, l'intelligence d'une colorisation... avec autant d'artisans à l'œuvre, Go West Young Man ne saurait être dépourvu de faiblesses mais il parvient à les faire oublier et à séduire tant la passion de chacun de ses papas (c'est sexiste, le Far West !) pour leur sujet est palpable.
C'est documenté et ça ne fait pas des masses de concession au western classique : ici, on dénonce la noirceur de l'humain et ni les pionniers ni les indigènes ne s'en sortent à bon compte... 

À noter que Bamboo (car c'est un album de la collection Grand Angle) sort une édition de luxe avec reliure en cuir, dessin de couverture alternatif signé Paul Gastine et tout le toutim... qui coûte quasiment 30 €. Pourquoi pas ? Mais pourquoi ?
Oui, c'est un album assez exceptionnel regroupant des pointures XXL de la bande dessinée européenne passionnées par le Far West. Et oui, si l'on est collectionneur, on s'empressera de se jeter sur la version bling-bling de l'objet. Je peux comprendre.
Mais si l'expérience vous tente et que vous n'êtes pas un passionné acharné, l'édition classique est déjà un très bel objet qui en jette.
Voyez la version luxe comme un bonus superflu mais agréable, tout au plus, tant celle de base est qualitative en terme de travail d'édition.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une impressionnante réunion de cadors de la BD franco-belge sous la houlette d'un Tiburce Oger plutôt inspiré.
  • Les histoires sont toutes traversées par un fil rouge commun parcourant les 150 ans qui s'écoulent en plus de 100 pages.
  • L'objet est aussi beau qu'intéressant et documenté. 
  • Quelques histoires sont moins enthousiasmantes que d'autres.
  • Malgré tout le respect que l'on a pour eux, certains maîtres dans ce casting trois étoiles (de shérif) ont parfois un trait assez daté.
  • La colorisation n'est pas toujours aussi riche qu'elle pourrait l'être.