Safrane Chu #1
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Tu l'aimais bien, cette pauvre femme récemment victime d'un meurtre ?
Oh ben alors, tu en reprendras bien un bout !


Eh ouais, ce gag est vieux comme le monde mais il illustrait parfaitement la série Tony Chu de John Layman et Rob Guillory dont Safrane Chu est le préquel.
Commençons, si vous le permettez, par rappeler aux gastronomes à mémoire courte ce que goûtait le plat principal ; cela nous permettra de savourer à sa juste valeur cette entrée qui arrive au moment du dessert (pas sûr que cette métaphore filée sur le thème de la boustifaille soit l'idée du siècle).

Tony Chu ? Chomp chomp chomp...

Tony Chu
était une série de comics au fumet très particulier (et allez, je remets ça !) puisqu'elle nous narrait les enquêtes peu conventionnelles d'un enquêteur cibopathe. Ne vous ruez pas sur votre dictionnaire, ce mot n'y est pas et pour cause : John Layman a créé, pour cette licence, tout un lexique savoureux de termes désignant des pouvoirs liés à l'ingestion d'aliments divers et variés. La cibopathie, du coup, c'est le pouvoir de lire psychiquement les impressions ressenties par tout ce que le cibopathe ingurgite. S'il mange une pomme, par exemple, il sent dans sa tête sur quel arbre et dans quel pré elle a poussé, quels pesticides y furent utilisés et quand elle a été récoltée... Cette capacité détenue par notre flic atypique n'a qu'une seule limitation : la betterave. Curieusement, cet ingrédient inhibe le pouvoir de Tony Chu.
On pourrait bien se demander, si on a une once de morale (vous m'en remettrez une tranche, merci bien !), à quoi un tel don peut bien être utile dans le quotidien d'un flic... Et la réponse nous était pourtant présentée dès le titre de la série : Tony Chu, détective cannibale. Voilà. Vous avez compris le concept, les nouveaux ? Filez un macchabée à Tony et il sentira ses dernières impressions, aura parfois même en tête une vision assez claire de ce qui lui est arrivé avant d'avaler son carnet de naissance... à condition d'en grignoter un bout, bien entendu.

La série s'est achevée à la fin du douzième tome (tous disponibles chez Delcourt) mais Layman n'avait visiblement nullement envie d'abandonner le ton décalé de ces histoires, ni l'idée géniale de ces pouvoirs alimentaires. Du coup, il nous régurgite ici un spin off qui remonte aux origines de la franchise. Ce qui, comme on le sait d'expérience pour l'avoir constaté avec maintes séries, peut tout aussi bien être la délectable cerise sur le gâteau qu'une bonne grosse tarte à la merde.


Safrane Chu ? Yum yum yum...

La famille de Tony est pour le moins gratinée, laissez-moi vous la présenter par le menu.
La sœur aînée, c'est Rosemary. Unique membre de la fratrie à avoir trouvé couvercle à son pot, elle est la seule à être mariée. Elle est de fait devenue la pièce centrale du buffet Chu puisqu'elle rassemble chaque dimanche autour d'elle ses frères et sœurs pour partager un repas... la nourriture ayant, sans surprise, une grande importance dans leur famille.
Son époux s'appelle Tang. Il n'est plus, depuis longtemps, que Rosemary's big baby. Elle s'est tant appliquée à le faire plier que le pauvre n'est plus qu'un ersatz de calzone tout juste bon à servir de passe-plats. 
Chow est cuistot, beau gosse et animateur d'une émission de télé culinaire... Chow a son show, en somme...
Antonelle (Toni) est une astronome aussi brillante qu'exubérante.
Harold est un bellâtre que la carrière d'acteur accapare et qui fait parfois des choix professionnels que l'on qualifiera d'audacieux.
Tony est donc flic "croque-morts"... haha !
Puis restent les deux sœurs monozygotes. Commençons avec Sage : c'est une jeune et jolie aide-soignante qui travaille dans la résidence médicalisée où vit dorénavant leur grand-père commun, Ong Chu. Elle est assez suspicieuse et ne tarde pas à comprendre que sa jumelle a le chic pour se mettre dans de sales draps. 
Reste enfin Safrane, tout aussi jeune et jolie que sa jumelle (assez logiquement), elle travaille avec un sale type vraiment pas chic (Eddie Molay) et se couche effectivement dans les sales draps dudit Eddie. 
Les deux frangines ont chacune un de ces pouvoirs alimentaires dont l'auteur a le secret : Sage est ciprophante, elle peut avoir le même genre de vision que son frère quand elle mange la même chose que quelqu'un au même moment ; Safrane est ciboparse, c'est à dire que si elle mange la même chose que vous et en même temps, elle lira vos pensées immédiates.
Alors ? Ça ne ne fait pas une belle brochette de phénomènes de foire, ça ? Et encore, je n'ai pas abordé l'histoire personnelle du grand-père que son petit-fils lui-même qualifie de "vieux salopard méprisable" et sur lequel courent des rumeurs si horribles qu'elles alimentent carrément des légendes !

Mais qu'apporte donc Safrane à l'univers de Tony ? Pourquoi, si l'on a goûté à la série Tony Chu, serait-il avisé de ne pas manquer une seule miette de Safrane ? Parce que Safrane n'est pas enquêtrice, elle. Oh que non ! Safrane est de l'autre côté de la table : c'est une criminelle de haut vol dont les compétences exceptionnelles font d'elle une des personnes les plus recherchées au Monde. Enfin, pas encore... mais elle le sera ! 
Au moment où débute ce récit, elle n'est encore qu'une voleuse très doué (et dotée de son fameux don) qui dépouille de vilains garçons. Mais ce tome 1 est sa genèse et c'est ici-même que l'on va apprendre comment elle est devenue le génie criminel qu'elle est, comment elle a appris tout ce qu'elle sait et en quoi son frangin Tony est grandement responsable de tout ça. D'ailleurs, c'est foutrement bien trouvé et d'une logique imparable !


Safrane est donc une voleuse qui a eu les yeux plus gros que le ventre et qui s'en est pris à une trop grosse huile. Cela va la mettre dans une situation très périlleuse et déclencher une série de réactions en chaîne qu'elle assumera peu ou prou mais dont elle aura rarement la maîtrise.
Ordinairement plutôt futée, elle se laisse pourtant avoir par son partenaire Eddie Molay qui la manipule et joue avec ses sentiments à longueur de temps.

Cette vie va l'opposer au reste de sa famille, principalement à Sage qui n'en peut plus de la voir avec ce sale type d'Eddie et à Tony qui, toute sœur qu'elle puisse être, voit aussi en elle une voleuse et une meurtrière... avouez que ça la fout mal ! 
Chronologiquement, Safrane #1 se situe avant le début de la série Tony Chu. On y assiste, pour les connaisseurs, aux premiers incidents liés à la crise du poulet et à la rencontre entre Tony et son équipier John Colby (dont le design ici me fait étrangement penser à Vic, de la série animée F is for Family). C'est un préquel dont le premier volume a le bon goût de nourrir un peu l'univers de son grand-frère.
On retrouve le ton délirant, l'humour sans tabou, la voix off savoureuse et le talent de scénariste loufoque indéniable de John Layman (Batman , Judge Dredd - Aliens - Predator, Judge Dredd , Deadpool / Spider-Man, Les Gardiens de la Galaxie / All-New X-Men, Batman - Empereur Pingouin, Archer & Armstrong, All-New Les Gardiens de la Galaxie, Catwoman, Batman Eternal, Batman Saga, Mars Attacks) qui semble se faire une spécialité des histoires qui ne viendraient même pas à l'idée d'autres que lui. 
Par contre, au dessin, on découvre un petit nouveau en la personne de Dan Boultwood, exceptionnellement à l'aise dans la licence. Son trait est moins neutre et sec que celui de Rob Guillory sur les albums de Tony, il tient davantage du dessin d'animation avec ses rondeurs et ses courbes. Mais ça confère à la BD Safrane Chu une féminité et une énergie supplémentaires. À dire vrai, quand je vois la galerie de couvertures signées Guillory pour les épisodes de Safrane présentés en fin de volume, j'ose même affirmer que Boultwood est un bien meilleur choix pour illustrer cette héroïne toute en rondeurs qui joue autant de ses dons que de ses charmes. Pour efficace qu'il soit avec les physiques masculins caricaturaux et grimaçants, le dessin de Guillory peine à créer un design féminin intéressant sans rendre le personnage un peu vulgaire.

Dans ce tome 1, Safrane devra se dégager d'un des braquages les plus foireux de l'histoire de la BD, gérer une relation avec un partenaire toxique, surmonter ses entretiens avec son flic de frère, échapper à un tueur à gages découpant ses victimes à mains nues, sauver sa sœur, réussir un vol grâce à ses pouvoirs et... vivre les trois années les plus longues mais les plus enrichissantes de sa vie. Pas mal, pour seulement 103 planches, non ?

Puisque j'en suis à parler de planches, la mise en page est assez consensuelle pour ce genre de comic et privilégie les strips horizontaux. Parfois, quelques originalités comme des superpositions de cases ou des quadrilatères irréguliers viennent souligner le dynamisme de l'action ou moderniser un peu l'ensemble.
Les couleurs, elles, bénéficient d'un traitement on ne peut plus contemporain, comme en attestent les images de cette page : toutes les teintes sont permises, tous les filtres aussi ; l'important est que ça claque et que ça serve le sens du récit !

Dynamique et marrante, fidèle à son grand-frère et néanmoins singulière, cette série a d'ores et déjà capté toute mon attention et a de quoi mettre l'eau à la bouche des fans de Tony Chu. Je ne doute pas que la jeune poulette ciboparse saura elle aussi séduire le public du poulet cibopathe : tous les ingrédients qui firent le succès de la recette précédente s'y retrouvent mais assaisonnés juste assez différemment pour justifier l'existence d'une approche alternative.

Personnellement, je me réjouis de voir dans quels plats Safrane mettra les pieds, quelles boulettes elle va bien pouvoir commettre, combien de kilos de viande froide refroidie à coups de pruneaux elle va bien pouvoir laisser dans son sillage... C'est bien volontiers que je lui laisse sa chance tant ce tome 1 est un modèle de spin off réussi relançant l'intérêt pour l'univers initial... au point de donner envie de relire du Tony Chu, tiens !



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un préquel totalement justifié, bien ancré dans l'univers de Tony Chu et aussi légitime qu'intéressant.
  • C'est marrant et déjanté.
  • C'est violent et décomplexé.
  • C'est clinquant et coloré.
  • Évitez de mettre ça entre les mains d'un public trop jeune, quand même : Safrane est bien mignonne mais la moralité ne l'étouffe pas... puis l'anthropophagie n'est pas un thème tout à fait adapté aux minots.