Infidel
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Un comic qui nous pousse à toujours "traquer la lumière dans les pièces sombres".


Contrairement à une idée reçue trop bien implantée, le fantastique n'a pas pour vocation première de faire peur. La peur se doit de n'être qu'un bonus potentiel, un dégât collatéral. La peur engendrée par une fiction est éphémère en ce qu'elle s'efface dès que l'on revient à la réalité et que notre rationalité reprend le dessus. Elle n'est donc pas suffisamment pérenne pour expliquer le succès du genre fantastique dans le temps et son intérêt en tant que genre propice à bousculer les consciences.

En réalité, le fantastique a pour objectif de créer un trouble, un malaise qui seront, pour leur part, moteurs de questionnements susceptibles de survivre en nous bien des années encore après que l'on ait refermé le livre ou quitté la salle de cinéma. Et c'est d'autant plus vrai si le fantastique en question exploite des craintes et des doutes préexistant dans le monde réel : comment, alors, se débarrasser de ce qu'a fait germer en nous l'œuvre de fiction si l'on en retrouve des traces dans la vraie vie ?

Sans doute conscients de cette particularité du genre, Pornsak Pichetshote (à l'écriture), Aaron Campbell (au dessin) et José Villarrubia (en tant qu'éditeur et coloriste) nous livrent le comic Infidel qui plonge ses racines dans les questionnements les plus répandus de notre époque : l'identité ethnique, culturelle et religieuse. 

Chez nous, cette œuvre paraît en arborant le pavillon de Urban Comics, collection Indies. Voilà encore une brique de plus à ajouter au barrage que la maison d'édition oppose aux flots de commentateurs les accusant de ne miser que sur Batman. Il serait grand temps que ces esprits chagrins changent de disque sur le gramophone de leur mauvaise foi : il ne faut pas avoir fait des études de marketing poussées pour comprendre l'utilité d'une locomotive éditoriale comme le Caped Crusader... Ce que l'on engrange comme bénéfices avec ces valeurs sûres permet d'investir dans des wagons moins mainstream. Tout simplement. Et Urban ne s'en prive pas, comme en témoignent nombre de nos dernières chroniques (Basketful of headsLe dernier des dieuxCemetery BeachWynd...).


Infidel s'ouvre sur le personnage d'Aïsha qui est en proie à des cauchemars mettant en scène des êtres cadavériques venant la tourmenter. 
Cela lui arrivait déjà auparavant mais le phénomène semble gagner en intensité depuis le déménagement. Aïsha vient en effet d'emménager dans un immeuble récemment remis à neuf après un incident dramatique ayant causé la mort d'une demi-douzaine de locataires.
Elle y vit avec son compagnon Tom, sa fille Kris qu'il a eue d'une précédente union, et la mère de Tom, Leslie.
Peu à peu, les éléments fantastiques se feront de plus en plus présents en dehors des rêves d'Aïsha et de plus en plus visibles même pour d'autres personnes, selon le schéma classique du fantastique s'immisçant lentement dans le réel à coup d'indices, jusqu'à se manifester de façon plus frontale et brutale.

Oui, c'est bien une énième variation sur le thème maintes fois rebattu de la maison hantée. Mais là où le récit se démarque de ses homologues, c'est parce qu'il joue précisément sur la carte identitaire mentionnée un rien plus haut.
Aïsha est musulmane et c'est tout naturellement que l'on hésite dès le départ entre une histoire de hantise classique ou un cas de possession par des djinns. Les apparitions, en plus, lui servent sans cesse des insultes misogynes et racistes. Sont-ce des démons issus de la religion de l'héroïne ou les fantômes des victimes de l'incident qui a eu lieu dans l'immeuble ? Parce que cet incident avait tout d'un attentat, à dire vrai... et il semble même avoir été perpétré par un islamiste. Les âmes des victimes verraient-elles comme une provocation qu'une musulmane s'installe chez eux après une telle tragédie ?

Comme vous le constatez, on joue déjà sur un double doute : cela existe-t-il ou non (Aïcha va jusqu'à penser qu'elle a des hallucinations dues à son traitement médical contre l'anxiété et l'insomnie) et si ça existe... qu'est-ce donc ?
Mais la force de ce récit ne vient même pas de là. Elle ne vient pas, pour tout dire des menaces surnaturelles. Elle vient plutôt des réactions des personnages les uns envers les autres ou face au fantastique. Le coup de maître, à mon sens, est d'avoir créé une figure centrale pour ce récit qui soit la plus fédératrice possible malgré les tensions actuelles concernant les appartenances religieuses et ethniques.
Aïcha est très habilement écrite. Elle satisfera les croyants car elle croit et elle pratique assidument, elle porte même le hijab. Mais elle saura se rendre sympathique auprès des non-croyants dont elle dit comprendre les réticences envers la religion puisqu'il lui arrive elle-même de douter et parce que, ce fameux hijab, elle ne le porte pas constamment et on la voit aussi bien avec que sans, entourée ou non d'autres personnes, à l'intérieur comme à l'extérieur...
Aïcha avoue même pouvoir admettre le rejet ou la paranoïa de certains de ses contemporains à son égard, au vu de ce qui s'est produit dans son immeuble... Aïcha est une jeune femme attachante qui essaie de trouver sa place dans un monde lui offrant trop de choix. 

Les vrais problèmes relationnels ne viendront pas d'elle mais de son entourage. 
Tom est trop protecteur envers elle et va jusqu'à soupçonner sa propre mère d'islamophobie sous prétexte qu'elle commet quelques maladresses envers Aïcha... Mais Aïcha comprend parfaitement que sa présence puisse être un peu déstabilisante pour Leslie.
Leslie a mis un certain temps à s'adapter à Aïcha et semble même avoir craint qu'elle tente de convertir sa petite fille à une religion dont elle a douloureusement appris à se méfier... Mais Aïcha comprend cela et leur laisse le temps de s'apprivoiser. Ce qui semble être fait au moment du récit, ce qui rend plus injustes encore les accusations de Tom.
Kris est une jeune enfant qui s'est vite entichée d'Aïcha et qui partage avec elle des moments de complicité que redoutait Aïcha... mais celle-ci se considère désormais heureuse d'avoir cette enfant dans sa vie.
Medina, la meilleure amie d'Aïcha, est du genre à voir en chaque blanc un raciste potentiel et un islamophobe probable... mais Aïcha n'a de cesse de la pondérer et de pousser son amie vers davantage d'empathie. 

La galerie des personnages tiers va encore s'enrichir dans la seconde partie du récit car, durant plusieurs dizaines de pages, Aïcha disparaîtra de l'action, même si elle restera le centre de la narration. Elle sera momentanément remplacée par une série de protagonistes ayant eux aussi une vision personnelle des événements et de la société...  Et comme Aïcha est désormais absente des planches, cela permet aux auteurs de faire dire sans fard à tous les autres personnages ce qu'ils pensent sincèrement d'elle.
Le défilé commence : entre les tartuffes, les maladroits sincères, les racistes avoués, les parangons de vertu ostentatoire, les paranoïaques, les adeptes de la position victimaire, les vrais gentils... les personnages incarnent autant de postures possibles, feintes ou authentiques. Certains reverront leur jugement, d'autres non... Aucun avis ne semble forcément gravé dans le marbre ; ni ceux des personnages, ni les nôtres. On est aidés en cela par le scénario qui dément souvent nombre de clichés auxquels on aurait pu s'attendre et ce, la plupart du temps, en laissant juste les personnages réagir de la façon la plus logique qui soit en fonction de qui ils sont... c'est la vie, en somme. Les personnages sont désarmants de réalisme tant ils sont chaotiques et dessinent, au bout du compte, un portrait-robot sans complaisance ni cruauté excessive de notre société.
Et la force du comic va précisément être de ne juger aucun d'entre eux, juste de les exposer, de nous tendre ce miroir. C'est intelligent et sage à la fois. Car après tout, nous avons tous nos raisons, nous avons tous nos démons...

Ce qui ouvre la porte à une troisième interprétation : les phénomènes fantastiques pourraient-ils n'être que la matérialisation de toute la haine qui a pu imprégner les murs de cet immeuble ? Ces fameux murs en béton qui résistèrent à une explosion qui emporta tout le reste...
Parce que, entre la haine du type qui y entreposait des explosifs en planifiant quelque sombre dessein et celle qui résulta de l'explosion dans le cœur des locataires, nul doute qu'il y aurait de quoi alimenter quelques poltergeists !

La plupart du temps, la réaction première des personnages face au fantastique est de se recroqueviller sur eux-mêmes en criant "Non !", comme si chaque individu faisait tout ce qu'il pouvait pour refuser d'admettre l'existence de ses propres démons... mais tôt ou tard, ils y font face. Et rares sont ceux qui leur tiennent tête. Pichetshote veut-il nous mettre en garde contre l'irrépressible manifestation de nos haines ? Veut-il nous faire prendre conscience que nous avons tous en nous ce mal primordial et qu'admettre son existence et le regarder en face est peut-être la seule façon de le dominer ?

Il y a une case qui semble aller en ce sens, vers la fin où (sans rien divulguer) un des personnages se tient face à une des créatures et la nomme... le temps semble alors suspendu comme dans une reconnaissance mutuelle... le démon comme momentanément dompté. 

Selon moi, la xénophobie n'est qu'une peur de l'inconnu portée à son paroxysme. La peur de l'inconnu est un mécanisme de défense naturel indispensable à notre survie. Il nous faudrait alors en avoir conscience et admettre que, par défaut, nous sommes tous instinctivement racistes. Mais nous pouvons combattre cela dans un dialogue intérieur avec la bête qui nous hante. Nous pouvons maîtriser cette peur, la rationnaliser, l'apprivoiser... et apprendre de fait à vivre avec l'autre et ses différences, en espérant que jamais un stimulus extérieur ne réveille en nous l'animal primordial (ce qui arrive à certains personnages du comic dès qu'apparaissent des raisons de douter de la dangerosité d'Aïcha).

Si tel est le message du comic ; si, pour Pichetshote, le racisme est une part de notre animalité qui ne peut être évitée que par un travail sur soi relevant de notre besoin civilisationnel de faire société... Alors, permettez que je confesse qu'il me semble avoir raison et qu'un tel propos, dans un support en apparence aussi futile qu'un comic, est d'une profondeur et d'une pertinence d'autant plus méritante qu'elle n'est en rien ostentatoire !

Vous l'aurez compris, cet album est bien parti pour être une de vos futures références en matière de comic horrifique. D'autant plus que, si le scénario de Pornsak Pichetshote vaut la peine d'être lu, il nous offre quand même un duo de choix au niveau des visuels avec rien moins que Aaron Campbell (Vampire La Mascarade, James Bond, Harley Quinn, The Shadow) au dessin et José Villarrubia (Sweet Tooth, Killers, Harley Quinn et les sirènes de Gotham, Shadowman, Wolverine...) à la mise en couleurs.

Campbell a clairement poussé tous les curseurs à fond dans ce bouquin ! Il offre à l'histoire une identité visuelle résultant d'un mélange bien dosé de réalisme minimaliste et d'horreur vraiment troublante. Son travail fait penser à celui d'artistes comme Michael Gaydos (Alias) en ce qu'il parvient à esquisser des personnages très expressifs et reconnaissables grâce à un dessin pourtant relativement économe en traits. Sa façon de représenter les créatures maléfiques, elle, semble bénéficier d'un traitement artistique totalement différent, ce qui est bien vu. 

Si l'on y ajoute les couleurs maladives de Jose Villarubia, les apparitions rappellent étrangement le Arkham Asylum de Dave McKean ou le Hellspawn de Ben Templesmith. Pour la mise en couleurs, Villarubia use d'une palette granuleuse avec des touches de couleurs vives dans les scènes intimes mais nous offre un déluge de saturation chromatique dans les séquences hallucinatoires... beau et choquant à la fois. Il y a même un peu de Lovecraft, dans ce fantastique entre folie et manifestations surnaturelles

Au niveau de la mise en page, c'est parfois d'une intelligence redoutable : ces salauds savent où se porte notre premier regard lorsque nous tournons une page et n'hésitent pas à y balancer la créature la plus ignoble qui soit se jetant vers le lecteur... 
C'est malin, on se trouve projeté dans la peau du protagoniste qui a cette chose face à lui. C'est sans doute un des ingrédients permettant à de nombreux critiques d'avancer que cette BD fait peur.
N'exagérons rien... Si vous êtes âgé de plus de 12 ans et un rien accoutumé au fantastique, ça devrait aller... Mais elle vous dérangera et vous questionnera à coup sûr. Si tel n'est pas le cas, relisez-la car vous êtes passé à côté de son propos !

Urban, une fois de plus, a soigné cette édition : outre le traditionnel fourreau noir classieux, Infidel se voit gratifié de deux postfaces signées José Villarrubia et Jeff Lemire, d'une galerie de couvertures et de couvertures alternatives, d'une galerie de travaux de la classe d'art de fantasy de l'Institut d'Art du Maryland sur le thème d'Infidel (qu'est-ce que j'aurais adoré ce genre d'études, moi !) et d'un carnet de dessins de Campbell !

Pour les plus cinéphiles d'entre vous, sachez qu'on devrait retrouver assez vite Infidel au cinéma.
Avant même la conclusion du comic en format papier, Tristar en avait déjà acquis les droits. Hany Abu-Assad, réalisateur néerlando-palestino-israélien (le type doit être l'homme le plus équilibré du Monde pour ne pas encore être devenu schizophrène avec un tel pedigree !) aurait hérité de la direction de cette adaptation future. Déjà honoré de deux nominations aux Oscars pour ses films Paradise now (2005) et Omar (2013), il a plus récemment réalisé The mountain between us avec Idris Elba et Kate Winslet. Juliet Snowden et son mari Stiles White (tous deux scénaristes de Ouija) sont pressentis au scénario de cette adaptation à venir... espérons qu'elle aura autant de fond et autant d'interprétations possibles que le matériau original. Mais Hollywood sait-elle encore faire cela ?



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le scénario est riche en interprétations possibles.
  • Les personnages centraux sont bien construits.
  • Les thématiques contemporaines renforcent l'impact du fantastique.
  • L'aspect visuel est très travaillé et adapté au récit.
  • À ne pas mettre entre toutes les mains. Votre nièce de cinq ans ne devrait pas apprécier la découverte !
  • Certains seconds rôles sont un rien trop survolés.
  • L'apothéose du fantastique, un peu trop violente et trop peu subtile.