Église électrique
Publié le
5.4.24
Par
Vance
N’est pas Dick (Philip K.) qui veut.
Enfin, soyons honnêtes : il est difficile de savoir si la volonté de l’auteur était bien, comme l’affiche un peu trop ostensiblement l’éditeur, de faire la nique au père d’Ubik, du Maître du Haut-Château et du Dieu venu du Centaure (également cité dans l’extrait du Library Journal Review qui chapeaute la quatrième de couverture dans l’édition Bragelonne de 2010). Cependant, le moins que l’on puisse dire, c’est que la route est longue et l’écart conséquent.
À présent, si on laisse de côté la pesante campagne publicitaire chargée de vanter les mérites d’un auteur alors en devenir, et sans doute très prometteur, on peut jauger de l’intérêt propre du livre. Et là, même s’il ne peut se permettre de lutter dans la catégorie d’un Dick, voire d’un Richard Morgan (quoique ?), Jeff Somers propose une œuvre qui, malgré son manque total d’originalité, apporte son lot non négligeable de rythme, de suspense et d’action dans un décor intéressant.
S’il fallait oser une comparaison, ce serait plutôt avec l’Andrevon du Travail du furet à l’intérieur du poulailler : une ambiance film noir dans un monde post-apocalyptique, en moins politisé et plus frénétique. La même narration désabusée à la première personne, le même regard lucide et désenchanté sur un monde pourri où 95 % du peuple cherche à survivre dans des conditions indécentes tandis que quelques privilégiés semblent intouchables.
Chapitre XVII, p. 180, §3 : Avery passe un contrôle d’identité.
S’ils m’avaient observé plus attentivement, ils auraient pu remarquer les mauvaises dents, les cicatrices, l’accent – mais ils n’ont pas fait attention. Si tu avais l’air riche, tu pouvais bien leur tendre une carte d’identité écrite à la main avec des fautes dans ton nom, ils s’en fichaient. Avoir l’air riche, une compétence que se devait d’acquérir tout criminel digne de ce nom – le plus tôt possible dans sa carrière.
Tentons un résumé. Sur une Terre qui peine à se reconstruire, seules deux catégories de personnes vivent correctement : les flics de la Fédération, invincibles et intransigeants, faisant régner l’ordre par tous les moyens – surtout les plus expéditifs – et les Moines de la nouvelle et mystérieuse Église électrique, aux visages artificiels dépourvus de toute expression, passant leur temps à prêcher. Pour tous les autres, c’est la misère, et la vie dans les rues bondées, entre des immeubles menaçant de s’effondrer, n’est pas de tout repos.
Avery Cates est un "flingueur". Un des meilleurs. La preuve ? Il a 37 ans, et il est encore en vie. Sauf que là, il est dans la merde : traqué par les flics à cause d’un contrat qui a foiré, il a passé les dernières heures à échapper à l’étau qui se resserre de plus en plus. Mais il y a pire car il a pu voir à l’œuvre l’un de ces moines, censés être pacifiques, et la rumeur s’est avérée exacte : pour vous recruter, l’Église électrique doit vous tuer.
Somers nous introduit ainsi dans cet univers aux codes archi-connus (un exemple au hasard : le manga Gunnm) avec la litanie répétée à l’encan par les Moines de l’Église électrique :
Laissez-moi vous mettre sur la voie de crépuscules infinis.Laissez-moi vous sauver.
Le problème, c’est que le vif du sujet est davantage une traque (double, puisque le traqueur du début - Avery Cates, le Flingueur narrateur - devient le traqué) qu’une enquête. Et ensuite, on passe aux principes des films de « casse » avec recrutement d’une fine équipe pour une mission impossible (buter le Chef mystérieux de la non moins mystérieuse Église tout en échappant aux flics de la Fédé, pourtant impitoyables et infaillibles, et à ce Moine bizarre qui semble avoir gardé des souvenirs de son passé, et qui, c’était couru d’avance, en veut à mort à Avery). En bref : toutes les puissances se sont liguées contre ce petit criminel qui se satisfaisait juste d’avoir vécu plus longtemps que la majorité de ses concitoyens.
Notre anti-héros, pour survivre, ne pourra compter, d'abord, que sur son expérience. Sa hargne aussi, celle qui vient des laissés pour compte obligés de survivre au sein d’une plèbe sans foi ni loi. La chance surtout – et même la Providence, incarnée par ce personnage tout-puissant qui le secondera plus d’une fois, tout en le laissant dans le flou le plus complet quant aux objectifs réels de sa mission. Évidemment, Avery se rebiffera souvent, se posant des questions légitimes sur le bien-fondé de ce qu’on lui demande de faire et sur les tenants de toute cette affaire. Il n’en saura (et nous avec, pauvres lecteurs) rien jusqu’à la révélation finale. Bien entendu.
Quand tu as tué quelqu’un pour de l’argent, toute ta vision du monde en est bouleversée. Le meurtre est un remède miracle […] Tu comprends que le monde est juste une putain de machine. Tu pousses ici, il se passe quelque chose. Tu tires là, il se passe quelque chose. Et au bout d’un moment, tu prends conscience qu’avec de la pratique, tout devient possible.
Passé donc l’agacement des premières pages contre une publicité abusive et ce terrible sentiment de déjà-lu, on se complaît un poil paresseusement dans le rythme trépidant des tribulations d’Avery, personnage stéréotypé mais sympa, flanqué d’assistants complètement barrés quoique doués dans leur domaine. Le tempo est rapide, à l’image de ces chapitres ultra-courts construits méthodiquement (c’est à dire qu’ils s’achèvent systématiquement par un happening). Les péripéties nombreuses, les méchants très méchants (et coriaces) et la mission de plus en plus difficile se dessinent sous un style brut, efficace, sans fioriture, très proche des polars US qui abondent dans les librairies à l'approche de l'été. En fait, on se régale, comme devant un bon feuilleton des années 80, plein de bruit et de fureur, avec une once de discours vaguement politique qui se permet même des velléités philosophiques.
Reste l’Église électrique. Belle invention tout de même, aux ramifications qu’on sent très vite aussi nombreuses que douteuses. Elle constitue un plus-produit évident dans la structure et le contenu du roman. Oh, ne vous attendez pas à des révélations à la Soleil vert, toutefois l’ensemble de l’intrigue vaut le détour, et les explications s'avèreront plutôt savoureuses. On en sort flanqué d'un sourire de contentement car on s’aperçoit qu’on a passé, finalement, un peu de bon temps avec ces gaillards au caractère bien trempé tout le long d'une course-poursuite haute en couleurs dans une ambiance rappelant furieusement Blade Runner. On en oublierait presque les récriminations des premières pages, avant de déplorer l’absence marquée de présence féminine (à part une otage, la pauvre).
Pas révolutionnaire (quel que soit le sens que vous donnerez à ce terme) mais franchement cool. Du coup, si vous avez accroché, d'autres volumes sur Avery Cates pourraient vous intéresser (cinq romans et une dizaines de nouvelles). L'auteur semble avoir eu du mal à se sortir de cet univers et n'a pas produit grand-chose à côté.
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