Prendre à contre-pied le fantasme d’une femme loup exhibitionniste ? Possible avec un peu d’astuce. L’introduire dans un monde de fantasy régit par l’économie, pourquoi pas ? Imaginez : cette créature, déesse d’un certain âge œuvrant au culte de la moisson du blé, dispose d’une magnifique queue soyeuse dont elle s’enorgueillit. Dans un moyen âge européen où les croyances païennes sont vouées à l’oubli, où l’Église martèle à la populace que les monstres comme elles, on les lynche ou on les brûle, comment survivre ? S’enfuir, en se cachant au sein d’une cargaison d’un marchand itinérant. Le début d’une longue aventure... qui se déroule à la vitesse du cheval tirant la carriole. Classique, mais efficace.
Bouclé en 16 tomes, destinés à un public ado/adulte, l’histoire se déroule de manière somme toute convenue : lors de la période du festival de la moisson dans le village de Pasroe, la divinité loup des blés, Holo, profite de l’arrivée d’un marchand ambulant, Lawrence Kraft, pour s’enfuir à l’insu de tous. Elle qui a apporté durant des décennies des récoltes abondantes s’est vue reléguée au rang de conte pour effrayer les enfants. La propagation des idées de l’Église et l’utilisation de méthodes intensives et épuisantes pour le sol ont eu raison du bon sens paysan et du culte païen. Esseulée, sans fidèles pour la vénérer, Holo, la louve sage, décide de retourner en sa contrée natale de Yoitsu, vers le Nord, pour y retrouver ses compagnons. En voyageant, elle ne souhaite pas tant découvrir l’inconnu que reconquérir son origine enfouie et oubliée. Après une petite frayeur, le colporteur, toujours prompt à tirer profit d’une situation, accepte de la convoyer en échange de sa coopération pour son commerce. Il prend un sacré risque : si l’identité de sa passagère devait être découverte, il subirait de lourdes conséquences.
Holo se balade sous une apparence humaine, avec néanmoins quelques attributs appartenant à sa nature profonde, qu’elle dissimule sous des tenues amples. Mimant la frêle jeune femme innocente afin de manipuler les protagonistes, elle se joue également du trouble de Lawrence. Elle ne renâcle pas pour lui montrer son poil soyeux, sa croupe affriolante... et se comporte comme une gamine capricieuse. Pour retrouver sa forme divine, une louve géante, elle doit entrer en contact avec du blé. Gloutonne, la créature mystique s’empiffre à chaque ville où ils font halte. Et qu’est-ce qu’elle boit ! Joyeuse et sans gêne, Holo apparaît comme l’antithèse de Lawrence, un homme calme, discret et réfléchi, habile négociateur et parfois un brin naïf côté sentimental. Nos deux héros, des solitaires qui se sont trouvés - elle coincée dans un champ ; lui, parcourant le monde sur sa carriole - ont pourtant des objectifs distincts. Holo veut retourner chez elle ; mais elle a oublié le chemin. Lawrence rêve de s’établir dans sa propre boutique, en ville. Pour cela, il compte bien tirer un maximum de bénéfice de ses cargaisons. Ils doivent néanmoins composer avec leurs natures, humaine pour lui, et quasi divine pour Holo.
Quelques maladresses traînent dans les premiers livres : un dessin plutôt raide des personnages, un abus de situations où Holo se dévêtit à tout bout de champ, sans que cela soit utile ; scènes qui seront dosées par la suite pour mieux servir le récit et la divinité. Les femmes, toutes en sensualité, témoignent du passage dans le manga érotique de l’artiste Keito Koume. Néanmoins, leurs visages, façonnés sur un même modèle, ne reflètent pas la dureté de leurs existences, alors que certaines vivent dans des conditions difficiles (sur le sol d’une grange par exemple...) à la différence des hommes.
Si Spice & Wolf jette un regard acerbe sur le monothéisme, il n’approfondit en rien la dualité engendrée par la confrontation entre ce dernier et le paganisme ; le thème fort demeure une introduction à l’économie avec des situations variées et l’évolution des sentiments entre Holo et Lawrence. Les longs dialogues naturalistes développent les relations entre les personnages ainsi que les aspects commerciaux qui sous-tendent le récit.
L’édition proposée par Ototo s’avère honorable. Si elle ne souffre pas de problèmes de traduction ou de relecture, la qualité du papier d’un volume à l’autre change et le lettrage, dans les premiers opus, est loin d’être parfait. De plus, les tomes à l’unité deviennent plus durs à trouver. Quant au dernier coffret, regroupant plusieurs livres, il traîne à sortir.
Popularisée chez nous grâce à sa sortie animée sur DVD en 2014 (diffusé au Japon en 2008), Spice & Wolf vaut l’attention qui lui a été accordée par les spectateurs et les lecteurs de manga. Le sujet se démarque de ce qui est habituellement traduit en français et joue habilement entre son côté très populaire (graphisme accessible, héroïne charmante qui cabotine...) et des éléments scénaristiques plus pointus. Keito Koume se réapproprie la matière offerte par le roman pour proposer une œuvre satisfaisante, puisqu’une fin honorable couronne les péripéties de ce duo peu conventionnel.
Spice & Wolf propose une aventure originale où l’on se prend au jeu des monnaies. Ses conséquences sur un monde plein de bouleversements s’avèrent passionnantes et le titre mérite une seconde lecture. Malgré la touche fantastique due entre autres à la présence d’Holo, l’ensemble demeure très crédible. Point de magie pour résoudre les problèmes, mais de l’intellect.
Spice & Wolf, 16 tomes, terminé.
De Keito Koume, éditions Ototo.
[1] Ici se trouve un exemple d’une erreur de relecture : le
cartographe est indiqué comme étant une femme dans le volume 11, ce qui
est confirmé par une image la représentant ; dans le volume 12, elle est
mentionnée comme un homme et son nom est transcrit différemment...
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