Jinty : The Land of Tears & The Human Zoo
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Rien que d’imaginer une bande dessinée destinée aux filles, sourires au coin et clichés se bousculent : de la romance, des animaux adorables, des histoires naïves, des rebondissements plan-plan.... en résumé, un a priori négatif. En voilà une grave erreur ! Oui, il existe des romances bien troussées, des histoires mignonnes palpitantes ; tout est une question d’écriture. Mais la bande dessinée destinée aux adolescentes peut aussi s’écarter de ces balises pour proposer autre chose. Avec Jinty, les lectrices britanniques des années 70 ont eu le plaisir de se divertir devant des BD pleines d’action, d’aventure, dans des univers de science-fiction, fantastiques, et sans une pointe de romance ! L’amitié, la force, le courage et d’autres valeurs sont mis en avant. Leur point commun : les héroïnes en bavent pour survivre au milieu d’extrêmes difficultés. Et les événements sont parfois cruels.

Jinty fait partie de cette famille de magazines de BD britanniques créées dans les années 70, comme l’horrifique Misty. Il s’agit d’un hebdomadaire comprenant plusieurs histoires à suivre et quelques récits complets, brassant scénaristes et dessinateurs, au milieu d’un rédactionnel plus traditionnel (courrier des lectrices...). Imprimées sur du papier journal, les planches étaient majoritairement en noir et blanc, avec quelques exceptionnelles bichromies. Robots, magie, occultisme, extraterrestres, changement climatique et bien d’autres thèmes classiques de la SFFF font tout le sel des aventures. Néanmoins les histoires se concluaient à peu près bien.
Ce recueil de 112 pages Jinty : The Land of Tears & The Human Zoo, en langue anglaise, publiée par Rebellion compile l’intégralité de deux fictions dont la première est écrite par l’increvable Pat Mills et dessinée par Guy Peeter. Quant à la seconde, Malcom Shaw se charge du script, toujours sous les traits de Guy Peteers. Deux scénaristes que l’on retrouve aussi chez Misty.

Le contenu de ce recueil ne critique en rien la vie des adolescentes de cette époque. Comme les auteurs ne s’attardent pas dessus, puisque l’aventure démarre vite, ça reste anecdotique et assez vague pour que quiconque puisse s’en emparer et s’y projeter. Par contre, ils emploient le prisme de la science-fiction pour faire passer des messages ouvrant les lectrices à la discussion sur des sujets qui ne les auraient peut-être pas intéressées de prime abord : classer les humains selon des critères de qualité ou les traiter comme du bétail, le fanatisme... il y a matière à réflexion et à une bonne frayeur pour le public ciblé.

The Land of Tears

Une adolescente, Cassy Shaw va voir son monde basculer sur la table d’opération ! Ses parents ont trouvé le moyen de la soigner. Mais elle refuse de perdre son statut d’être à part : elle qui boite depuis sa naissance et souffre des quolibets de ces camarades, tire parti du handicap pour jouer des tours et se faire plaindre.
La voilà catapultée dans le futur, où elle découvre avec effroi que les êtres sont classés par catégories : les Alphas, des humains parfaits (forts, intelligents et refusant de montrer la moindre émotion) et les Gammas, des êtres de seconde zone, qui ont des tares. Cela va du port de lunettes, aux dents de travers, en passant par des difformités plus graves. Cassy sera la tête de Turc de Perfecta, une frigide Alpha. Au cœur de la "ruche", un pensionnat où en tant que Gamma, elle est traitée comme une esclave, elle doit faire le ménage, manger les restes des Alphas, partager un dortoir misérable à plusieurs. Chaque ruche est chapeautée par une mère "parfaite", qui n’est pas la génitrice des enfants. Ce sont des femmes sévères, dures et froides. Incorporée dans cette nouvelle société malgré elle, notre héroïne va s’armer de courage pour montrer que les Gammas ne valent pas moins que les Alphas lors d’une compétition sportive. Sa ténacité sera son atout.

Pat Mills réussit à construire un personnage, Cassy, qui apparaît gâtée et manipulatrice au début de l’histoire avant d’évoluer et de susciter la sympathie des lecteurs devant la montagne d’épreuves qu’elle endure. Son écriture rend compte du caractère adolescent avec la maturité qui accompagne cet âge. Il offre aussi une version abrégée, édulcorée et rajeunie du Meilleur des Mondes, le classique SF d’Aldous Huxley. On y retrouve, entre autres, cette même humanité froide et compartimentée. Quelques scènes horrifiques ponctuent les péripéties, comme celle du bébé et de sa nurse robot.


The Human Zoo
 

Shona Lewis (cheveux longs) et sa sœur jumelle Jenny (cheveux courts) sont kidnappées lors de leur retour en bus scolaire par des extraterrestres humanoïdes télépathes. Ceux-ci récoltent des spécimens pour alimenter zoos, parcs, animaleries, chasses... Arrivées sur la planète aux deux soleils (elle n’aura jamais de nom), les jumelles, ainsi que tous les autres humains et mammifères terrestres, se voient poser un collier de servitude. Lorsqu’une action est considérée comme inadéquate par les autochtones, hop, une décharge électrique.
Les deux sœurs ont une vision différente du monde : le sort des animaux touche Shona, pas Jenny. Mais les deux jeunes filles seront séparées : la plus docile restera dans le zoo, l’autre sera emmenée afin de servir d’animal de compagnie pour une enfant télépathe, Tamsha, avec laquelle elle tentera de nouer des liens. Il lui sera difficile de se faire comprendre alors qu’elle est considérée comme une créature "inférieure" et stupide.
Les idées pullulent et toutes ne sont pas exploitées à leur juste valeur. Pêle-mêle : l’expérimentation animale, les militants des droits des animaux, la moralité des zoos, devenir par inadvertance un dieu pour les terriens qui ont échappé à la captivité... Après cette surenchère de péripétie, la fin s’avère abrupte et facile. Dommage.

Malcom Shaw présente une race humanoïde qui a tout misé sur l’évolution technologique, puisqu’elle voyage dans l’espace, dispose de véhicules aéroportés et divers appareils étonnants. Cependant, ces représentants assimilent les sentiments à un comportement primal. Quant au respect des autres créatures vivantes, ça semble être le cadet de leurs soucis ; s’il n’y avait pas des manifestants qui alertent sur le traitement que subissent les bêtes, cela ne leur ferait ni chaud, ni froid. Mais le récit, trop court, ne permet pas de développer en profondeur cette civilisation : impossible de savoir s’il existe des lois liées aux animaux, ou depuis quand ils voyagent dans l’espace, etc. Le plus délirant sera de découvrir la différence de traitements, vers la fin, entre les humains et les animaux récupérés sur la Terre. Beaucoup d’autres détails indiquent qu’en voulant en mettre trop, sans jamais creuser (découpage en épisodes oblige), des maladresses scénaristiques demeurent : les extraterrestres emploient des bêtes de somme et des mineurs...

L’édition de Rebellion, grand format 21 x 27,5 cm, tout en noir et blanc, propose un fac-similé des planches parues dans les magazines, la faute à des originaux qui n’ont pas été conservés. Le trait de Guy Peteers apparait parfois bouché et baveux. Quant à la couverture souple, elle s’avère très fragile. La reliure collée et le papier à l’intérieur sont par contre corrects.
Guy Peteers s’est impliqué sur les deux histoires, gardant une unité graphique au recueil. Personnages et décors sont dessinés de manières semi-réalistes. Chaque élément est fonctionnel, reconnaissable, et ne s’embarrasse pas de fioritures.

L’emboîtement en puzzle des cases crée des planches qui semblent tout à fait bordéliques, mais qui s’avèrent lisibles ; elles sont denses, déstructurées, tordues comme les récits.
Les dialogues, pensées et légendes sont habilement disposés et empiètent peu sur les détails cruciaux et signifiants. Un nombre important d’informations occupent les pages ; tout va à l’essentiel. Découpées en courts épisodes, les histoires exploitent une surenchère d’événements incroyables et dramatiques, sans aucun temps mort. Les héroïnes sont peu bavardes, mais elles pensent énormément, expliquant et émettant des hypothèses sur ce qu’elles vivent. La science-fiction employée est rudimentaire et ne va pas exposer des concepts compliqués ni se perdre en élucubrations. The Land of Tears et The Human Zoo se rapprochent plus d’un conte ou d’une fable.

Avec son charme désuet, ce recueil Jinty s’avère passionnant à lire, loin des histoires déjà vues dont on abreuve les filles. Ce pendant SF de Misty permet de découvrir les vastes possibilités d’une bande dessinée britannique trop vite disparue.
Une tentative honorable de rendre abordable des concepts issus de la SF pour un public adolescent. Si le contenu de ce recueil était destiné en priorité aux jeunes filles, il peut être apprécié par n’importe qui.

Disponible sur le site de l'éditeur.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des récits foisonnant de péripéties.
  • Des personnages débrouillards malgré les difficultés.
  • Un graphisme qui dégage un certain charme.
  • Une curiosité britannique.


  • Couverture "cheap".
  • Disponible uniquement en anglais.
  • Des concepts parfois un peu trop survolés.
  • Des fins trop.... gentilles.