Chroniques des classiques : Rêve de Fer
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« Rêve de fer est né d’une plaisanterie. J’ai fini par me mettre à l’écrire, et c’est devenu beaucoup moins drôle… »

C’est ainsi que Norman Spinrad évoque la création d’un de ses textes les plus célèbres.

Beaucoup moins drôle, c’est le moins que l’on puisse dire. Publié en 1972, nommé au Nebula, récompensé du prix Apollo en 1974, Iron Dream a fait couler des flots d’encre bileuse et engendré bon nombre de spéculations par son propos, sa structure et surtout les thèses abordées. Déroutant, lancinant, écœurant, il a peut-être été qualifié de scandaleux à l’époque, quand bien même ces temps se prêtaient assez bien à ce genre d’initiatives littéraires. Néanmoins, ce n’est pas le scandale qui pouvait faire reculer un Spinrad issu du Bronx, écrivant pour exister, doté d’un talent dingue et qui avait déjà secoué la planète SF avec son redoutable Jack Barron & l’éternité, interdit de publication en Angleterre pour sa liberté insensée de ton - et qualifié même de « pornographique » ! Les temps changent, que voulez-vous ! Et Spinrad avait senti les vents du changement, spéculant sur la speculative fiction, suscitant l’admiration par ses nouvelles osées et brillantes, puis ses romans d’abord étonnamment classiques, avant d’être enrôlé par Harlan Ellison dans sa brigade d’auteurs prometteurs, destinés à renverser les idoles de la SF de papa. Dans sa préface à la nouvelle Carcinoma Angels qu’il avait choisie pour son recueil Dangereuses Visions t. 2 (1967), Ellison (qui n’a pas sa langue dans sa poche non plus) ne tarissait pas d’éloges sur cet écrivain détonnant :

Je pense qu’il écrit comme un dingue. Quand il est mauvais, il devient illisible, ce qui est tout de même rare. Quand il est bon, il s’attaque à des thèmes et à des styles qui ne peuvent tenter qu’un dément (sachant à l’avance que la tâche est impossible) et il a l’audace de les présenter et de les réussir de façon spectaculaire.

À cette époque, certains directeurs de publication l’évitaient comme la peste, d’autres le courtisaient sans vergogne, et il n’avait pas encore terminé de rédiger son Jack Barron… Les amateurs de SF déplorent sans doute qu’il n’ait pas davantage consacré son énergie à leur genre de prédilection tant il est vrai qu’il n’y a, depuis Rêve de fer, fait que quelques incursions de temps à autre, notamment depuis qu’il s’est installé à Paris, fuyant l’Amérique reaganienne bien trop rigide pour ses pulsions révolutionnaires.

On pourrait en dire des choses sur cet écrivain étrange, visionnaire et provocateur, capable de prophétiser sur la venue d’un président de couleur aux États-Unis (Jack Barron & l’éternité, 1969), de rédiger un roman sur Vercingétorix (The Druid King, 2003, dont la version cinéma deviendra un des pires films de l’histoire) ou d’imaginer un vaisseau fonctionnant à l’énergie psycho-sexuelle (La Dernière Croisière du Dragon-Zéphir, 1983). Et si vous avez l’impression que je m’égare ou que je divague, vous n’avez pas tort : le fait est que parler de Rêve de fer m’est beaucoup plus difficile que je ne le pensais.  À dire vrai, et contrairement à l’habitude que j’ai prise voici quelque temps sur UMAC, lorsque j’ai refermé le livre, je n’ai pas su comment l'évoquer élégamment, ou du moins avec clarté et/ou concision ; je me suis demandé si je n’allais pas éluder, passer à autre chose, à une lecture qui m’aura au moins enchanté ou diverti. Le fait est que je suis passé à autre chose, et les livres, albums et comics se sont enchaînés. Sauf que Rêve de fer demeurait obstinément sur mon bureau, refusant de se laisser ranger sur son étagère, immobile et inoffensif, destiné à être pour longtemps coincé entre Les Seigneurs de l’instrumentalité et Le Pianiste déchaîné. Se rappelant à moi. Scandant mon devoir. Méprisant ma lâcheté. Se moquant de mon impuissance.

Car ce misérable petit livre de poche m’en a fait voir. J’ai plusieurs fois eu la tentation de l'abandonner : non seulement le texte ne me plaisait pas, mais en plus de ne pas réussir à m’emporter, me passionner, m’émouvoir ou m’émerveiller, il me laissait un arrière-goût rance, comme une puanteur tenace. Les mots, parfois, ont une odeur, et celle de Rêve de fer sentait les égouts.

Il faut pourtant lire ce roman, ou à tout le moins en connaître l’existence. Car il s’agit avant tout d’un tour de force littéraire, une entreprise risquée et ô combien délicate qui a dû mettre en péril la santé mentale de son auteur. Certes, l’idée du livre dans le livre n’est pas nouvelle. L’idée de se substituer à un auteur l’est moins (Philip José Farmer s’est d’ailleurs plusieurs fois amusé à faire semblant d’être le faire-valoir ou le factotum de personnages imaginaires – Tarzan dans La Jungle nue, Phileas Fogg dans Chacun son tour ou Kilgore Trout dans Le Privé du cosmos). Mais ici, Spinrad va plus loin. Car Rêve de fer n’existe pas : ce n’est qu’une couverture, une coquille vide. Tournez la première page et vous tomberez sur le véritable titre du roman : Le Seigneur du Svastika. Et c’est signé Adolf Hitler.

Bon, si les censeurs automatiques me laissent la place de m’expliquer, voici ce qu’il en est : Hitler est un Autrichien émigré fraîchement aux USA dans les années 20. Artiste méconnu, peintre à ses heures, il se lance dans la littérature de science-fiction par quelques romans poussifs, avant de connaître une certaine renommée avec Le Seigneur du Svastika, qui décrochera d’ailleurs le prix Hugo en 1954, couronnant sa carrière.

D’un côté l’uchronie : la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu et Hitler n’a mis ses thèses par écrit que dans des romans populaires, explorant le mythe de la race pure, du héros transcendant et d’un empire millénaire. De l’autre, l’exercice de style : qu’aurait écrit Hitler s’il n’avait pas été un homme politique ? Exercice aussi périlleux qu’hasardeux, né d’une plaisanterie, donc…

Voici Spinrad dans la peau d’un Adolf laborieux, narrant par le menu l’ascension de Feric Jaggar, un Pur Homme héritier d’une tradition autocratique qui mènera son pays à la conquête d’une Europe alternative du futur, anéantissant le péril des Dominateurs et des hordes mutantes. Les parallèles sont légion, les métaphores lourdes de sens. Avec une application qui force le respect, l’auteur new-yorkais s’ingénie à écrire ce que pourrait être le récit d’un sauveur providentiel rétablissant l’Ordre et une Morale acerbe dans un État décadent, rongé par la vermine déviante incorporée dans ces êtres dégénérés victimes des émanations d’un cataclysme. Contre eux, monstres ignobles, puants, avilis et abâtardis, seul le pouvoir de Sang pur, la Force brute adossée à des principes de légitimité et une notion d’héritage génétique, pourra avoir l’effet rédempteur escompté. Jaggar s’en vient dans son pays d’origine (la Grande République d’Heldon) comme un héros inespéré qui forcera le peuple à sortir de son confort fangeux pour se relever et vaincre le péril ignoré. Jaggar leur ouvre les yeux, de force, et leur montre combien leur postérité est en péril, combien le système politique est fragilisé car infiltré par l’ennemi, retors et protéiforme, qui sait orienter habilement les actions des masses issues de la fange.

Lire Rêve de fer est une expérience assez hallucinante. Ce n’est ni difficile ni ennuyeux, pourtant le livre m’est tombé des mains plus d’une fois. Car tout y est poussé à l’extrême, et le style ne s’embarrasse d’aucun adjectif, d’aucune proposition subordonnée pour souligner la pureté génétique d’Heldon et de ses habitants au détriment de la répugnance que leur engendrent les mutants des pays voisins. À la perfection géométrique et stylistique de la Grande République répond le chaos, la crasse et la misère des autres contrées. À la perfection génétique et esthétique des Purs Hommes répond la grossièreté, la laideur, la difformité et la puanteur des rebuts hybrides peuplant misérablement les autres pays. 

Les descriptions pullulent, mettant systématiquement en valeur la beauté, la légitimité et l’ordonnance liées à la pureté génétique par opposition à la menace de plus en plus concrète des hordes vêtues de hardes se pressant aux frontières, sous la coupe des Dominateurs venus de l’Est, êtres abjects capables de dominer la volonté des plus faibles. Et quand l’action survient, elle est brutale et sans fard : le sang gicle, les viscères se répandent, les humeurs éclaboussent les parois et les os se brisent. Car Jaggar, de Pur Homme, devient Sur Homme et les pauvres créatures qui l’affrontent se voient pulvérisées par sa rage vengeresse, écrasées par sa fureur hégémonique, broyées par son bras purificateur. Montant sur la capitale pour y prendre le pouvoir, il s’entoure de cohortes ajustées dans des tenues qui feraient le bonheur de fétichistes du clou et du cuir. Le noir et le rouge s’unissent sur ses uniformes, flottent sur les capes enserrant les épaules des dignitaires d’un régime qui vise haut et loin, embrasent les drapeaux destinés à surmonter les capitales des pays du monde entier. Les vieux politiciens véreux ne feront pas long feu devant son charisme imposant, sa droiture vindicative et son verbe enflammé et il remettra de l’ordre dans le gouvernement avant de s’attaquer aux pays limitrophes. La guerre est déclarée, et inévitable : il faut frapper vite et fort avant que l’ennemi fourbe soit prêt à envahir la République. Nanti des pleins pouvoirs, dotant son armée des techniques issues des plus brillants cerveaux de la nation pure mais également des meilleurs spécimens humains au génotype imparable, il tourne son regard vers l’Est et ses mutants innombrables. Sa seule crainte : qu’un Dominateur mette la main sur le Feu des Anciens, cette puissance atomique abolie qui ravagea jadis des régions entières, laissant ruines fumantes et plaines empoisonnées. Armé du Commandeur d’Acier, arme terrible à la puissance comparable au marteau de Thor, il se fraie un chemin de sang et de tripes vers l’aboutissement de son projet : l’Empire de Mille Ans, et le règne d’une Humanité pure qui lorgne déjà vers d’autres planètes…

Voici une lecture qui exige un minimum de préparation et de second degré. Spinrad a poussé le vice jusqu'à y ajouter une post-face sur Hitler, sa vie, son œuvre. 

À proprement parler, c’est… insupportablement lourd. Même les premiers romans de SF pré-campbellienne étaient plus digestes et subtils. Tour à tour ignoble et fascinant, le texte se parcourt avec une sorte de nausée préalable, qu’on parvient à grand peine à contrôler en s’amusant à trouver les parallèles tellement évidents avec une Histoire (bien réelle cette fois) écrite dans autant de sang et de tripes. C’est bien moins drôle qu’Iron Sky, moins percutant qu’Uber. C’est souvent abject. Et c’est ce qui fait la force de ce roman.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un texte qui a fait date dans l'histoire de la SF.
  • Un exercice de style aussi périlleux qu'intrigant.
  • Une prouesse stylistique construite sur un projet mûrement réfléchi.


  • Un style terriblement lourd.
  • Une histoire d'une navrante banalité, parcourue de poncifs et d'épanchements verbeux.