Peer Gynt - Acte 1 (d'après la pièce de Henrik Ibsen)
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Peer Gynt est une bande dessinée en deux tomes adaptée d'une pièce de théâtre de Henrik Ibsen mettant en scène un héros inspiré de contes et légendes populaires norvégiens.
Ne fuyez pas : vous n'êtes pas à l'abri d'aimer ce magnifique objet ! 


Peer Gynt est à l'origine une pièce de théâtre que son auteur considérait comme son œuvre la plus folle. Bien vu, Henrik ! Avec environ soixante-dix personnages et une cinquantaine de décors potentiels, tu m'étonnes que ta pièce n'est montée que par les doux rêveurs les plus audacieux !
Et ça tombe bien, au final. Car du rêve et de l'audace, c'est bien ce qui caractérise ce récit. C'est aussi ce qu'il aura fallu à Antoine Carrion (Le chant des sabres, Temudjin, L'Ombre blanche, Nils) pour oser le pari un peu fou d'adapter cela en un diptyque en bande dessinée. Et le rêve et l'audace, ça semble aussi faire partie du cahier des charges de l'éditeur Soleil pour sa surprenante et très louable collection Métamorphose. Après tout, "Là où le point de départ est le plus fou, le résultat est souvent le plus original..." (Peer Gynt, Acte IV).
Peer Gynt est une sorte de quête initiatique mêlant drame et humour, satire et rêveries, monde réel et fantasmes...
Inspirée de contes et légendes norvégiens, la pièce d'Ibsen nous présente un héros charmeur et fier mais irresponsable et lâche, ambitieux et grandiloquent mais incapable d'assumer ses responsabilités et volontiers menteur.
Aussi sympathique qu'insupportable, Peer Gynt est de la race des rêveurs romantiques que l'on aime et de celle des bons à rien que l'on exècre... Il incarne tout autant l'ambition démesurée que la fuite en avant. 
Quoi de mieux, pour un personnage aussi ambivalent, qu'un traitement en noir et blanc ?


De l'ombre des pendrillons à l'encre de Carrion


Antoine Carrion choisit ici de réaliser une adaptation en deux tomes (le premier reprenant les actes I, II et III de la pièce et le second se concentrant sur les actes IV et V, plus dépaysants) de ce monument du théâtre classique.
L'histoire de ce tome 1 est donc relativement connue : Peer Gynt est un jeune paysan fantasque qui se rêve roi ou empereur et s'invente mille aventures. Lui reprochant ses escapades, sa mère le met face à ses contradictions : lui qui rêve d'être à la tête d'un territoire a pourtant négligé les soupirs de la fille d'un riche propriétaire. Qu'à cela ne tienne, Peer se met en tête de conquérir fissa la jeune fille, quitte pour cela à gâcher ses épousailles le jour même de son union avec un autre homme !
Il rencontre au banquet la jeune et respectable Solveig qui, très visiblement, ravira son cœur.
Toutefois, raillé par tous pour sa fantaisie et haï par certains, Peer risque bien de passer un sale quart d'heure aux noces de la demoiselle, d'autant que cette dernière, cramponnée à son refus d'en épouser un autre, reste enfermée dans sa chambre.
Bien vite aussi enivré par le bon vin que par le désir, Peer va faire sortir la belle et s'évader dans la lande avec elle sur le dos.
Cette fuite scandaleuse marque le début des pérégrinations de Peer, entre abandon à l'imaginaire et refus de la réalité et de ses responsabilités.
Le jeune héros romantique marchera dès lors sur un fil tendu entre le fantastique des contes et légendes scandinaves et le monde réel et ses contingences.
Peer Gynt est un récit aux nombreuses lectures possibles et aucune d'entre elles n'est particulièrement privilégiée par cette bande dessinée qui nous livre bon nombre des symboliques et des métaphores de l'œuvre originale. L'angle principal de narration est néanmoins orienté vers l'importance des femmes rencontrées au fil du voyage de Peer ; ce qui est pertinent à bien des titres (respect du matériau initial, inscription de la BD dans son époque effectivement féministe, parallèle avec la construction réelle de la personnalité d'un jeune homme impliquant de fait nombre de figures féminines ou maternelles...).
D'un point de vue narratif, la BD est habile, respectueuse et accessible malgré un texte d'une qualité peu commune pour des phylactères... elle se paie même le luxe de permettre à son personnage de se laisser aller à de la poésie (et là, vous me connaissez, ça m'a forcément plu !).


Quand l'image illustre une légende où chaque pièce "conte"


Vous savez quoi ? Il y a bien trop de jeux de mots, dans ce sous-titre !
Plus sérieusement : parlons maintenant du traitement graphique de cet ouvrage. L'image est un langage à part entière et, dans ce registre, Antoine Carrion fait preuve d'éloquence malgré un lexique chromatique restreint.
Outre la symbolique évidente de l'ambivalence monochromatique déjà rapidement abordée plus tôt, ce choix est également un atout esthétique indéniable. J'en veux pour preuve l'illustration ci-contre qui ne pourra que vous convaincre si vous avez le même genre de sensibilité que moi.
Outre son évidente intemporalité, le noir et blanc a de nombreuses qualités se prêtant parfaitement à une BD telle que celle-ci.
Par exemple, en se distinguant de notre vision de la réalité, elle devient instantanément une technique créatrice et évocatrice. De plus, tout éclairage ou ombre y prend une importance majeure, sculptant pour ainsi dire des reliefs et des textures sur la surface plane de la page. 
Rien ne semble plus profond qu'un noir d'encre, rien ne semble plus léger qu'un blanc pur... et Carrion sait jouer avec ces codes, offrant à ses personnages et ses environnements tantôt une éblouissante clarté, tantôt d'oppressantes ténèbres... car tout dans Peer Gynt n'est que contraste et ambivalence. Et du contraste, l'auteur en glisse jusque dans la différence de réalisme entre les décors qui sont parfois quasi photoréalistes et les personnages au design bien plus épuré. Je me risquerais bien à penser qu'il a voulu par là insister sur la tangibilité, la froide réalité du décor, et sur l'imagination, la capacité d'abstraction et de fantaisie dont sont capables les humains... mais je suppose que je m'engage là dans une interprétation un rien trop personnelle (même si je la trouve pertinente).
Pourtant... dans les rudes terres de Norvège semblant peintes de façon fidèles à la réalité évoluent des humains simplifiés répondant souvent à certains critères de la ligne claire, ainsi que des manifestations du fantastique qui, quant à elles, oscillent entre ces deux techniques d'une case à l'autre, comme à cheval entre les deux mondes, entre le réel et l'imaginaire, faisant parfois partie de ces terres du nord chargées de légendes, et étant issue parfois de l'imagination des hommes. 
Sans déconner, ça se tient, mon interprétation, non ?
Quoi qu'il en soit : c'est intelligent, c'est très, très maîtrisé et c'est beau... "Mais qu'est-ce que la beauté ? Une simple convention..." (Peer Gynt, Acte IV). Soit. Ça n'en reste pas moins une agréable convention.

À plusieurs reprises, de luxueuses pleines pages ravissent notre regard. L'on trouve même une double page et même... une quadruple page dans un format dépliant, exposant à notre regard le moment le plus oppressant de l'album. Je vous disais que Carrion savait se faire picturalement éloquent, eh bien il parvient même à être grandiloquent !

Par ses thèmes comme par son traitement, cette BD s'inscrit dans l'esprit de ce romantisme tragique qui baigna la fin du XIXème siècle, à tel point qu'une collègue d'un autre site croit même voir en cette case de la page 35 (ci-dessous) un hommage à la toile Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, tableau emblématique de l'époque... Il m'est évidemment impossible de savoir si cette ressemblance était voulue ou non, consciente ou non... mais après tout, ça n'ajoute qu'une incertitude et une ambivalence supplémentaire à l'ensemble. Et c'est fort bien ainsi.


Ombre et Lumière, Encre et Soleil


Tout dans cet objet respire le respect. C'est soigné de A à Z, et tenir un album de la collection Métamorphose entre ses mains est une fois de plus un plaisir. Décidément, moi qui ai connu Soleil il y a plus de vingt ans par le biais du regretté Lanfeust Mag, je ne peux que saluer la diversité croissante de ce qu'ils commercialisent et des talents qu'ils soutiennent !
Vous trouverez forcément un Jean-Kévin dans votre entourage qui trouvera ça trop morne, trop compliqué, trop lent, trop intello ou que sais-je mais, au final...


Antoine, carry on ! 

Le tome suivant ne sera pas le deuxième mais le second... Visiblement, le travail est déjà en cours et l'auteur partage sur ses réseaux sociaux quelques images de ce nouveau bonbon doux-amer à venir.
Je ne peux résister à l'envie de vous dévoiler ici l'un des dessins qu'il a déjà diffusés et sur lequel j'ai littéralement craqué. J'espère qu'il ne m'en tiendra pas ombrage... quoique... ses ombrages sont si jolis que, après tout, je pourrais sans doute m'en satisfaire.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Adapter en une BD accessible cette œuvre importante du patrimoine théâtral classique est une noble initiative, très pédagogique.
  • Le texte et ses sous-textes restent encore à ce jour riches en enseignements et en interprétations.
  • Le traitement graphique est grandiose.
  • Le travail d'édition de Soleil pour sa collection Métamorphose est un régal.

  • C'est très loin d'être ce que l'on pourrait appeler une BD classique... ce qui rebutera forcément certains (à tort mais c'est pourtant une évidence).
  • Le design des personnages semblera simpliste à certains. Mais pour ma part, je les trouve d'une simplicité et d'une expressivité parfaites...
  • Non, rien d'autre. Si je critique cet album davantage, je serai obligé de faire de la moitié de ma bibliothèque un autodafé géant par souci de proportionnalité...