22/11/63
Publié le
20.2.21
Par
Nolt
Que feriez-vous si vous pouviez changer les choses, le passé ?
Imaginez que le plus grand des pouvoirs soit entre vos mains. Vous connaissez la danse et les pas à l'avance, à vous de vous amuser avec.
C'est ce qui arrive un jour à Jake Epping, un petit prof banal, qui trouve le moyen d'aller dans le passé, précisément le 9 septembre 1958.
Le 9 septembre 1958, vous pouvez changer bien des destins. Faire en sorte que des braves gens n'aient pas d'accident de chasse par exemple. Ou épargner à un gamin de voir sa famille se faire massacrer sous ses yeux. Mais surtout, vous êtes à cinq ans de l'assassinat de Kennedy. Vous pouvez potentiellement éviter l'enlisement au Viêtnam et les milliers de morts qui en découlent...
Il vous suffit de traquer un homme.
Vous connaissez son nom.
Lee Oswald.
Et pendant ces cinq années, quoi d'autre allez-vous changer ?
Lors de la sortie de ce roman, j'ai entendu à la radio un journaliste dire que Stephen King, avec ce récit, quittait le roman de genre et rentrait dans la "littérature". Comment peut-on être à ce point ignorant de ce qui sous-tend la littérature pour ainsi prétendre que le grand King n'y avait pas, depuis fort longtemps, trainé ses guêtres ? Et comment peut-on, de nos jours, prétendre s'intéresser à cette même littérature et en être encore à tracer d'improbables et snobinardes frontières pour déterminer artificiellement ce qui est ou non digne d'en faire partie ?
Il n'y a qu'un critère pour savoir si ce qu'on lit est ou non de la littérature : il ne s'agit pas du genre mais de la qualité de l'ouvrage. Et il faut être un ignorant pour ne pas voir à quel point la plume de King est techniquement juste et incroyablement habile. Mais revenons-en à l'essentiel...
Abordons de suite l'adaptation française. Si celle de Dôme (cf. l'encadré de cet article) était catastrophique, 22/11/63 parvient fort heureusement à se hisser en dehors des ornières dans lesquelles Albin Michel s'était honteusement embourbé. Est-ce pour autant réellement parfait ? Non.
Tout d'abord, quelques coquilles sont présentes. Rien de bien méchant finalement si l'on se base sur la longueur du texte. Il n'y a plus de traductions approximatives ou de notes de bas de page tendancieuses, et c'est déjà un vrai soulagement. Faut-il y voir une relation de cause à effet, William Desmond ayant laissé ici sa place à Nadine Gassie ? Toujours est-il que le résultat est meilleur. Pas parfait, mais suffisamment bon pour mériter le respect dû à un travail bien réel.
Reste par contre un problème assez important. Ce qui choque ici tient en deux lettres : "ne". L'adverbe de négation est en effet le grand absent de la narration, pourtant globalement agréable. Il est déjà très aléatoire de le faire disparaître dans des dialogues (comme nous avons tenté de le démontrer dans cet article), mais le bannir de la quasi totalité du roman est juste ahurissant. J'en reviens à une base technique : si l'on dégrade une forme admise, il faut que cela soit dans un but concret qui sert le récit. À partir du moment ou la dégradation nuit non seulement au récit mais aussi au personnage (en le faisant passer pour un benêt), il y a alors une nuisance absurde mais aussi un manque de connaissance du processus naturel d'adaptation qui existe dans l'esprit du lecteur.
Ici, l'effet produit (même dans les scènes purement descriptives) est bien entendu dégueulasse puisque l'on a constamment l'impression de lire une prose écrite par un amateur ne maîtrisant pas les bases du français. Un peu gênant lorsque l'on a la prétention d'adapter un roman.
King, encore une fois, montre toute l'étendue de son talent. À savoir faire exister un ou deux personnages bien campés dont on se soucie suffisamment pour tourner les pages, encore et encore. Et à la fin, il reste dans l'esprit du lecteur ce sentiment doux-amer que fait naître l'encre lorsqu'elle est correctement ensorcelée.
N'importe quel éditeur recevant un tel manuscrit vous dirait que ce texte est trop long et n'intéressera personne, car trop passéiste ou purement américano-américain. Le texte est en effet un peu long. Mais putain, ce qu'il est bon ! Plus que l'assassinat de Kennedy ou les affres de l'effet papillon dus à la trituration du passé, c'est essentiellement une histoire d'amour, simple, belle, douloureuse, qui s'installe et est au centre du long chemin parcouru par Jake, devenu, en Terre d'Antan, ce George Amberson qui, longtemps, hantera nos pensées. Car plus que le funeste destin du 35e président américain, c'est bien celui de Sadie - jeune prof prisonnière d'un passé "qui se défend" - qui nous importe.
Tour à tour intrigant, nostalgique, poignant, le récit s'attache, dans cette saga temporelle, aux êtres humains, à ce qui fait leur force et leur faiblesse, à ces petites choses essentielles qui réchauffent les cœurs ou au contraire les brisent.
Il est possible de raconter des sagas cosmiques tout en étant chiant. Tout comme il est possible de raconter une matinée passée à regarder un chat, et être inspiré au point de passionner des milliers de lecteurs. Il ne s'agit pas de talent (ou pas tout à fait) mais de travail et de savoir-faire.
Ce voyage dans le temps à la sauce Stephen King peut paraître déroutant si l'on s'attend à un traitement classique du thème. Il demeure cependant fantastique, parce qu'il touche au voyageur et, à travers lui, à notre condition à tous.
L'auteur, en ayant réussi l'exploit de nous faire croire à la trame de son histoire, ne nous place pas uniquement en tant que témoins du récit, mais nous oblige à nous investir dans ce dilemme moral consistant à savoir s'il faut ou non bouleverser le cours des événements.
Et puis, même si les années 60 de l'Amérique ne parleront pas à tout le monde, il y a, dans tout cela, plus que le simple taxi pour Hier. King, en brassant les Grands Moments et les Petites Choses, met sur notre chemin, déjà arpenté ou à venir, l'étrange magie qui nous donne à tous une importance : quoi que nous fassions, un peu ou beaucoup, cela changera... tout !
Un roman de King est toujours un moment de virtuosité intense. Et tant pis si l'on connaît la musique, l'envie de danser est encore présente...
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