Batman / Fortnite : Point zéro
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Quand Batman combat des chiens à capuche, des nounours robotisés et des chats culturistes... 


Les personnages les plus mythiques de DC Comics font fréquemment des apparitions dans la boutique des skins de Fortnite. Il y a eu Harley Queen, Aquaman, le Joker et... il fallait bien que Batman s'y invite lui aussi. 

Le jeu.


Pour les gens qui ne nourrissent aucune appétence pour les jeux vidéo, sachez que Fortnite est un battle royale développé par les studios Epic Games. Le concept de base est si simple qu'il en est simpliste : 100 joueurs sur une île s'entretuent à la pioche et à l'aide d'un panel d'armes à feu relativement large jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul d'entre eux qui remporte, du coup, une "victoire royale". Pour motiver les joueurs à s'entretuer, la zone de jeu rétrécit au fil du temps en raison d'une sorte de tempête mortelle qui se resserre peu à peu sur les joueurs, les coinçant dans l’œil du cyclone, seul endroit épargné par la tempête... mais pas par les tirs ennemis ! C'est ce système malin qui empêche le sniper que je suis de passer toutes ses parties niché dans une tour à dégommer les gens comme un Vassili Grigorievitch Zaïtsev virtuel. Dommage.
Bien entendu, ce principe bêtement compétitif serait vite lassant, en l'état... mais le jeu renouvèle régulièrement son apparence en ajoutant ou retirant des items (des accessoires) en changeant son environnement, en proposant de nouvelles features (des fonctionnalités)... 
Le modèle économique de Fortnite fait couler beaucoup d'encre et est à la fois d'une simplicité qui force l'admiration et d'une perversité qui suscite l'indignation. Le jeu est gratuit. Tout simplement. Et il tourne sur toutes les plateformes actuelles (consoles, ordinateurs, appareils mobiles...), ce qui lui ouvre les portes de tous les foyers. 

"Un jeu gratuit ? Mais quel est donc le problème ?", me direz-vous, naïfs petits êtres innocents que vous êtes. Le jeu est gratuit, certes. Mais il est possible d'acheter de la monnaie virtuelle permettant de s'offrir des améliorations purement cosmétiques pour incarner des personnages originaux ou issus de licences connues (les fameuses skins) armés d'équipements tout aussi personnalisables. Et bien entendu, certaines de ces skins s'arrachent ! En gros, pour un personnage un peu sympa et son équipement, vous débourserez à peu près 20 % du prix d'un jeu payant complet. Eh ouais ! Juste pour changer l'apparence de votre personnage dans un jeu gratos...
À dire vrai, elles existent en quatre catégories de prix dépendant de leur "rareté" (rareté organisée et donc aussi relative que celles des cartes Magic The Gathering, en somme) : les skins atypiques sont à 800 V-Bucks, les skins rares à 1200 V-Bucks; les skins épiques à 1500 V-Bucks et les skins légendaires à 2000 V-Bucks.
Les V-Bucks, c'est la fameuse monnaie virtuelle... et ça ne s'achète pas à l'unité. Les V-Bucks Fortnite sont en vente dans les valeurs suivantes : 1000 V-Bucks pour 10 euros, 2800 V-Bucks pour 25 euros, 7500 V-Bucks pour 60 euros.
Vous avez remarqué une des perfidies du modèle ? Exactement : vous ne pouvez pas vous procurer la somme exacte pour l'achat d'un personnage... obligé d'acheter plus de V-Bucks que nécessaire ; et avec le reste, on a rarement assez pour l'achat suivant. Il faudra donc compléter avec un deuxième achat et ainsi de suite... Avouez que c'est bien foutu !
Le jeu, pour vous appâter, vous offre parfois 100 V-Bucks et des récompenses... mais vous en gagnez plus si vous vous offrez un abonnement renouvelable saisonnièrement et payable... en V-Bucks lui aussi ! C'est pas beau, ça ?
Vous l'aurez compris, c'est une poule aux œufs d'or. Fortnite a généré un chiffre d'affaires de plus de 9 milliards de dollars sur ses deux premières années d'activité : presque 5,5 milliards de dollars en 2018 et 3,7 milliards de dollars en 2019. Joli, non ?
Mon souci, personnellement, c'est de savoir si l'argent que l'on fout là-dedans y est "investi" par les joueurs de façon parfaitement consciente et consentie. Et, du coup, comme on cause ici du comic, mon interrogation est simple : qui est la cible de cet ouvrage ? Si ça cible des adultes, soit. De grands ados, pourquoi pas. Mais... ont-ils eu la mauvaise idée de cibler les gamins ? Petite analyse du bousin de suite, ci-dessous, maintenant tout de suite, là, en-dessous, allez, hop, paragraphe suivant !

Le jeu dans le comic book.


Nous avons donc ici, en couverture, un Batman au look pouvant faire penser à celui de l'An Zéro. Il était possible de l'acquérir dans Fortnite sous nos latitudes il y a quelques mois et il nous semblait que jamais le comic dont il était issu (celui-ci, donc) ne nous parviendrait. Mais si : le voici !
Il est offert avec un code d'une "valeur" (la valeur que l'on attribue à des skins Fortnite, bien entendu...) de 12 € que mon fils s'est empressé d'encoder dans sa console. Résultat de l'opération : Quelques accessoires griffés Batman, Catwoman, Deathstroke et Harley Quinn ainsi que les skins de Batman Zéro en armure et de Harley Quinn Rebirth ; sympa, ma foi... Au prix de ce genre de comic à couverture souple, rien que les skins pourraient justifier, aux yeux de certains joueurs, l'achat de ce tome 1.
Mais au-delà de ce "généreux" cadeau (qui une fois de plus, ne leur coûte rien mais qui a clairement le mérite d'exister), que vaut cette BD ?


Le comic book.


Batman Fortnite
débute avec ce qui fait du jeu une véritable décharge à licences en tous genres : une faille dimensionnelle. Ce prétexte scénaristique (qui en vaut un autre) explique, dans le jeu, la présence de 1001 styles graphiques différents faisant qu'un chien anthropomorphique fan de hip-hop côtoie Batman et Rick Sanchez avant de se retrouver face à Carnage et à une bande de X-Men... Oui, DC et Marvel se retrouvent dans ce terrain de jeu géant ; Fortnite, ou quand les gros sous font oublier les petites rivalités.

Un portail dimensionnel s’ouvre donc au-dessus de Gotham City. L'inspecteur Gordon ne voit pas ça d'un bon œil et Batman va y jeter un autre.
Mais le machin aspire bientôt le Dark Knight et quelques autres huiles des comics de Gotham comme Harley Quinn ou Catwoman. Batman a l'intention de trouver un moyen de refermer cette déchirure avant qu’elle n’avale toute sa chère Gotham. Mais, de l'autre côté du portail, en arrivant sur l'île de Fortnite, il aura oublié sa mission... ainsi que tout le reste !
Amnésique, le Batou va revenir à lui sur cette île où le moindre habitant semble lui être terriblement hostile. Il ne se souvient de rien, pas même de qui il est. Mais ses capacités de combat sont indemnes et il règle vite leur compte à pas mal de combattants aux looks hétéroclites.
Bien vite, il réalise qu'il ne peut pas parler : tous les combattants de l’île sont d'ailleurs aussi muets que lui !  C'est lorsqu'il rencontre sa chère Catwoman qu'il se rend compte qu'il a avec elle une connexion qu'il n'a avec aucun autre guerrier... Se connaissaient-ils avant leur amnésie ? Mais la tempête se referme sur eux. Ils meurent.
Batman revient à la vie. Il comprend vite qu'il est piégé dans une sorte de boucle temporelle... Hors de question pour lui de recommencer à zéro ; il va donc se laisser, de résurrection en résurrection, des messages et des instructions dans des planques qu'il marquera instinctivement du symbole de la chauve-souris.
Entre la conclusion évidente qu'il s'agit de rester en vie le dernier au centre de la tempête, le fait que "La Féline" est une alliée et autres indices qu'il s'adressera à lui-même, Batman comprendra peu à peu les règles de ce jeu étrange et finira par s'extraire de cette boucle pour rejoindre d'autres individus qui, comme lui, ont atteint un stade supérieur de compréhension de l'île. Ces alliés de circonstances retrouveront la parole et les souvenirs de chacune des batailles menées... mais pas encore de leurs vies réelles, en dehors de l'île. À ce stade, ils peuvent parler entre eux et se souvenir de chaque partie... ils passent pour ainsi dire du statut de PNJ (Personnages Non Joueurs) à PJ (Personnages Joueurs). Harley fera le même parcours mais, étant ce qu'elle est, se lancera à nouveau avec délectation dans ces combats sans conséquences comme un Viking heureux de se jeter à corps perdu dans les rixes sans fin du Walhalla (j'ai beaucoup aimé cette approche de Quinn, follement cartoonesque et prenant son pied dans le massacre gratuit et décomplexé).

Les habitants de Gotham retrouveront-ils leur ville ? Qui donc a fait apparaître en ville ce portail vers cet étrange ailleurs ? Le tome 1 répond à ces questions et lance une nouvelle intrigue qui sera développée dans le tome 2 à paraître en octobre : Batman / Fortnite : Fondation.
 

Au-delà du comic book et du jeu.


Je serais ravi de pouvoir faire mon pédant et attaquer ce comic sur son aspect mercantile ou son indigence scénaristique, sur son opportunisme ou sa piètre qualité... mais il se trouve que j'ai un rien d'honnêteté intellectuelle et force est de constater que, dans un registre "Batman léger non dépressif", ce premier tome est carrément sympa !
Comme dit précédemment, mon premier souci était d'identifier sa cible. Or, c'est ici un public mature mais amateur de fun et d'action qui est visé. De toute évidence, si le dessin fait très cartoony, c'est pour permettre une certaine cohérence avec l'univers de Fortnite.
Le scénario, lui, sans être d'une complexité folle, a son lot de subtilités et de rebondissements bien trouvés ; il use de ficelles plutôt ingénieuses, il offre des narrateurs différents selon les chapitres (un monologue interne de Batman lors de son arrivée sur l'île, puis des rapports d'un observateur lors de ses découvertes des règles qui la régissent, et enfin, une narration plus classique quand il retrouve la parole), il se permet même d'intégrer du passif entre les personnages de DC et un peu de background pour certains protagonistes emblématiques de Fortnite (comme ce pauvre Poiscaille).
La cible est clairement plus mature que les gamins auxquels je craignais que le comic s'adresse : cette BD est un produit dérivé conjoint des licences Batman et Fortnite réussi qui plaira, je pense, aux joueurs du battle royale à partir de 14 ans environ et aux fans de Batman désireux de le revoir dans une histoire plus enlevée et légère où l'on ne s'interroge pas sur son état mental, la légitimité de son combat ou l'origine et la nature de ses troubles psychologiques.
On apprécie les clins d'œil à certains monument de la geek culture comme Edge of Tomorrow (la boucle temporelle les ramenant sans cesse au combat) ou d'autres films où le héros amnésique se laisse des messages à lui-même (Memento usait de ce stratagème, par exemple), voire la survivance des sentiments même après un formatage de mémoire, comme l'expérimentait Eternal sunshine of the spotless mind.

Ce comic fleure bon l'intelligence à maintes reprises :
- dans sa façon originale et inédite de justifier certaines règles du jeu vidéo (à tel point que Epic Games a récemment annoncé que les événements décrits par Christos Gage, Donald Mustard et Reilly Brown étaient désormais officiellement canons dans l'univers du jeu ; ce qui lui donne d'ailleurs une profondeur inattendue mais bienvenue) ;
- dans sa façon d'imaginer qui est aux commandes de l'île en fin de tome et qui, à Gotham, se fait le relais complice de ce commandement (ce fut d'ailleurs une surprise pour moi mais... une surprise qui promet une suite intéressante) ;
- dans sa façon d'expliquer le foutoir d'inspirations graphiques de ce jeu allant piocher des personnages dans des tas de licences, offrant à une démarche évidemment terriblement mercantile un vernis scénaristique nettement plus honorable.

Ce comic est une très bonne chose pour l'image que je me faisais de Fortnite.
Et, étonnamment, contrairement à ce que je craignais, il n'entache en rien l'image que j'avais de Batman.
C'est évidemment un produit opportuniste mais aussi respectueux de son lecteur, inspiré, efficace et parfaitement digne d'être lu et apprécié.
Mes félicitations aux scénaristes qui parvinrent à donner vie à cette simple battle royale en en faisant bien plus que cela. La formule est à la mode, comme le prouve encore actuellement une série coréenne estampillée du Big Red N... Ici, elle est transcendée part le comic qui permet de raconter bien plus que cela. 



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Les deux univers se marient plutôt bien grâce au talent de l'auteur mais aussi grâce à la patte graphique du dessinateur. 
  • Cela enrichit le lore de Fortnite qui y gagne en intérêt et en cohérence.
  • Cela ne nuit nullement à l'image de Batman.
  • L'ensemble est agréable à lire et même assez intrigant.
  • C'est sans doute un rien plus opaque pour les gens ignorant tout de Fortnite mais avoir joué au battle royale d'Epic Games n'est pas nécessaire pour tout comprendre.
  • On comprend bien évidemment l'opportunisme larvé derrière le projet visant à faire faire des petits à deux licences phares de la pop culture actuelle, mais le résultat ne se moque pas du lecteur.