Face aux feux du soleil : aux origines de Fondation
Par


Sur Solaria, un meurtre a été commis. Ce qui pourrait être un crime routinier sur la surpeuplée et archaïque planète Terre fait ici figure d'aberration : jamais aucun crime de cette nature n'a été perpétré sur le dernier des mondes spaciens, où la population, strictement limitée, jouit d'un confort largement supérieur à tout ce qu'un Terrien pourrait rêver mais où les individus ne se rencontrent jamais, préférant se côtoyer virtuellement plutôt que de se risquer à un contact charnel. Or, il a bien fallu que quelqu'un s'approche suffisamment pour assassiner ce Spacien. À moins que ce ne fut un robot ? Ces satanés Spaciens en ont toute une armée à leur disposition. Mais non, là aussi, c'est impossible : tous les robots sont régentés par les Trois Lois de la Robotique, dont la première stipule qu'un robot ne peut porter atteinte à un être humain... Voici donc l'occasion rêvée pour la Fédération terrienne d'espionner ce territoire, sous couvert d'une enquête de police. C'est pourquoi ils y délèguent Elijah Baley, lui qui a su par le passé résoudre une affaire tout aussi improbable...

En concevant son intrigue (le livre est paru sous le titre The Naked Sun en 1957), Isaac Asimov a choisi d'accentuer davantage ce côté Agatha Christie qu'il affectionne (un meurtre impossible, un suspect désigné mais improbable, une enquête fondée sur des dialogues enlevés, une réunion des protagonistes avant la révélation finale - comme dans son cycle des Veufs Noirs, cf. cet article) tout en continuant à construire avec minutie sa vision d'un avenir perturbant pour la Terre, d'abord conquérante, puis repliée sur elle-même, avant de repartir à l'assaut des étoiles... De fait, ce roman apparemment mineur constitue une des pierres angulaires du Grand Œuvre d'Asimov (sa propre Histoire du Futur, créée au travers de quelques récits d'abord disparates puis rassemblés ensuite dans le cycle de Fondation) et renforce l'importance du personnage de Lije Baley, détective perspicace au physique quelconque mais que l'énergie, la hargne, la soif de vérité - et surtout un élan qu'il ne comprend pas lui-même - rendent fascinant, tant pour le lecteur que pour Gladïa, la séduisante femme de la victime, seule personne qui avait la possibilité matérielle, physique, de perpétrer le premier meurtre sur Solaria depuis que les premiers colons y ont débarqué.



Car Solaria est un de ces mondes spaciens descendants des premières colonies terriennes, le dernier d'entre eux, qui a poussé les concepts du confort robotisé et de la sélection génétique à leur maximum, développant une forme de confinement à l'envers : si Solaria est volontairement sous-peuplée et que chacun y bénéficie d'un territoire gigantesque, les Solariens vivent isolés, reclus dans leurs vastes domaines à l'image des villas romaines de jadis, profitant de la Nature et de tous les avantages apportés par la cohorte de robots dévoués à leur service et leur bien-être.  Oh certes, ils entretiennent des relations sociales, mais uniquement par le biais de la stéréovision qui leur permet donc de manger, se promener ou même jouer avec des voisins situés à des milliers de kilomètres : Skype, Zoom et Messenger ne sont pas loin ! La plupart des Solariens ne rencontrent donc jamais physiquement la moindre personne au cours de leur vie épicurienne, au point qu'ils ont développé une répugnance extrême envers toute forme de contact ou de promiscuité. La manière dont les Terriens vivent dans leurs cités enfouies, pullulent, se côtoient et procréent suscite en eux un dégoût renforçant à l'extrême leur sentiment de supériorité, à tel point qu'ils se placent d'eux-mêmes au sommet d'une échelle sociologique, dominant même les autres Spaciens moins évolués qu'eux (et surtout moins obnubilés par la robotisation, dont le perfectionnement constitue à la fois la force et la fragilité des Solariens). Or, Baley, mandaté par les hautes autorités spaciennes dans le but de résoudre cet épineux problème (comment a-t-on pu tuer un Solarien alors même qu'il n'y a ni mobile apparent, ni arme du crime, ni même d'opportunité pour qui que ce soit ?), est un Terrien et il vous suffit simplement de vous rappeler un épisode de Columbo avec l'inspecteur confronté à d'arrogants aristocrates sûrs de leur stratagème pour comprendre la saveur ineffable des face-à-face qu'il va s'empresser d'organiser, tout en poursuivant en sous-marin une enquête approfondie sur les mœurs locales, afin de renseigner son propre gouvernement quant aux possibilités futures dans le conflit qui menace entre les mondes habités.

Pour l'occasion, Baley se retrouve à nouveau à travailler de concert avec Daneel Olivaw, cet androïde si parfaitement semblable à l'humain que même les robots s'y trompent. C'est la troisième fois (ils se sont rencontrés dans Les Cavernes d'acier - cf. cet article - et se sont retrouvés dans la nouvelle Effet miroir) et ne sera pas la dernière. Étrangement, alors que les deux premiers récits insistaient sur cette amitié paradoxale qui prenait corps tout au long des enquêtes, on assiste ici à une forme d'émancipation, avec un Baley qui n'hésite pas à mettre son collègue en porte-à-faux, le provoquant, le contrariant et parvenant même à le cloîtrer afin d'avoir les mains libres pour agir à sa guise. Le récit n'est pourtant pas avare d'émotions et de sentiments mais il substitue à cette camaraderie qui faisait tout le sel du précédent ouvrage une sorte de romance toute en retenue, par petites touches sensibles, entre le Terrien teigneux et la jolie Spacienne ; cela pourrait être naïf, déplacé ou simplement mielleux, pourtant Asimov parvient miraculeusement à trouver les termes adéquats pour tisser une atmosphère de bienveillance autour de ces personnages, ce qui renforce du même coup le côté condescendant et méprisant des autres Solariens, tellement imbus de leur supériorité technologique et culturelle qu'ils finissent par baisser leur garde. Lui qui se méfiait ouvertement de l'orientation de plus en plus sexuelle des textes de SF à partir des années 60 a tout de même su à plusieurs reprises dépeindre avec un certain talent les relations que peuvent entretenir ses personnages, avec souvent infiniment de tact et de sensibilité (comme dans son très réussi La Fin de l'éternité).



Mine de rien donc, ce nouveau récit policier de SF permet à Asimov de tisser une toile sans doute à l'époque encore un peu lâche mais au potentiel infini. Et Baley, tout en s'adonnant à ce petit jeu de séduction inavoué, posera les premières pierres pour un nouvel espoir, un nouvel élan terrien, un avenir qui s'inscrit à nouveau dans les étoiles et l'infini cosmique. Le finale, presque grandiloquent, est symptomatique d'une vision plus étendue de ces temps futurs. Et lorsque le Bon Docteur, après avoir un temps délaissé la science-fiction, y reviendra avec une passion renouvelée et la volonté de lier ses histoires en un grand Tout signifiant, il ne s'y trompera pas en choisissant de partir de ce petit roman pour élaborer (avec Les Robots de l'Aube - 1984 - puis Robots & Empire -1986) une passerelle narrative entre son Cycle des robots et celui de Fondation, en passant par quelques romans épars (Cailloux dans le ciel, Tyrann, Les Courants de l'espace) qui aboutiront à Prélude à Fondation en 1989. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler avec la sortie de la série sur Apple+.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une enquête malicieuse, plus enlevée que Les Cavernes d'acier et rythmée par autant de rebondissements.
  • Des personnages fascinants, séduisants autant par leurs qualités que leurs défauts.
  • Une étonnante romance qui fonctionne parfaitement.
  • Un point de départ insoupçonné pour un vaste projet couvrant l'épopée humaine dans les étoiles.
  • Toujours autant de pertinence dans sa capacité à anticiper (notamment dans l'utilisation des moyens de communication à distance).


  • Le style d'Asimov passant essentiellement par des dialogues (ce sont eux qui font avancer l'intrigue), on peut parfois se lasser de ce côté "bavard".