Écho #58 : Boîte d'initiation Magic
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Nous avions déjà abordé le célèbre jeu Magic (cf. cet article) par le biais de livres décrivant les différents univers qui le composent, voici cette fois une boîte d'apprentissage, censée guider le nouveau venu vers ce monde de sorts étranges et de créatures féroces.

Alors, que trouve-t-on dans cette boîte ? Et surtout, est-ce que ça vaut le coup ?
Bah, pour environ 25 euros (parfois 30 selon les périodes), oui, c'est plutôt correct. Est-ce que tout est parfait pour autant ? Hmm... clairement pas.

Les couleurs ne sont même pas respectées. Ridicule.
Commençons pas les livrets de règles et de démarrage rapide. Ça fait l'affaire, mais on a déjà vu bien plus complet en matière de livrets de règles et bien plus joli (ou travaillé) en ce qui concerne les guides de démarrage. Et tout va être plus ou moins à l'avenant. Les tapis de jeu, par exemple, sont de simples plateaux cartonnés avec des zones (bibliothèque, cimetière...) mais sans aucune illustration. Bref, c'est dépouillé et moche. Et pas très utile en prime.

On trouve également à l'intérieur de cette boîte une sorte de roue des couleurs, expliquant le principe de chaque style de jeu. Ça part d'un bon sentiment, sauf que... sur cinq couleurs, deux sont mal représentées. Le blanc est en réalité jaune et le noir est rose. Tain, c'est pas comme si c'était fondamental en plus dans le jeu ! C'est quoi le problème ? Pourquoi ne pas mettre du blanc (ou blanc crème, on s'en fout) avec du texte noir dessus ? Et du Noir (ou gris foncé) avec du texte blanc ? La présence de ce jaune incongru et de ce rose ridicule gâche tout.

Bon, qu'est-ce qu'on trouve d'autre ? En vrac, des cartes résumant les phases de jeu, des dés servant de compteur de points de vie (plutôt jolis) et même des tokens. Là-dessus, c'est complet.

Et enfin, nous en venons aux cartes. La boîte reprend le concept de mini-decks "jumpstart". Outre les deux (mini) decks principaux orientés Chats et Vampires, on retrouve des packs de cartes thématiques (soins, elfes, gobelins, sorciers...). C'est un peu particulier. Pour une initiation, des decks complets de 60 cartes, avec éventuellement une réserve à côté, auraient sans doute été plus pertinents. Quant à l'idée de concevoir de véritables decks jouables "chats" ou "vampires" (même pour des parties entre amis) à partir de ce contenu, vous pouvez oublier. Il existe des cartes (et des mécaniques de jeu) bien plus intéressantes que ce qui est fourni ici.

Bref, ce n'est pas cher, il y a pas mal de cartes pour le prix, quelques accessoires, les règles de base, mais l'ensemble reste vraiment trop basique et peu travaillé pour être au niveau de certaines boîtes d'initiation de JdR par exemple (cf. le sublime pack d'initiation L'Appel de Cthulhu, au matériel véritablement luxueux en comparaison). 
Un effort au niveau de la présentation des guides et des tapis de jeu aurait permis de donner une meilleure image de cette boîte finalement très bas de gamme.

Des mini-decks thématiques conçus pour être mélangés.

Aides de jeu et dés.

Des guides bien minces et à la mise en page peu inspirée. 


Frankenstein, par Georges Bess
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Nous avons évoqué récemment le travail de Tony Parker sur l'adaptation de l'œuvre de Philip K. Dick Blade Runner, adaptation plus proche de la transposition puisqu'elle reprend le texte intégral du roman. Discutable dans l'esprit, mais on ne peut guère lui reprocher de manquer de respect pour le matériau originel. 

Celui de Georges Bess adopte un axe différent, plus "classique", avec une réécriture de l'ouvrage majeur de Mary Shelley, Frankenstein, dont la genèse avait déjà donné lieu à un film intrigant (Gothic, de Ken Russell - 1986) et une bande dessinée ambitieuse (Maudit sois-tu, tome 3 de Philippe Pelaez & Carlos Puerta). Bess est un illustrateur français fortement influencé par Moebius qui, après avoir dessiné pour Jodorowsky, s'est mis à son propre compte, glanant çà et là de nombreux prix avant de se lancer donc dans l'adaptation de chefs-d'œuvre de la littérature au format comics, format qui a sa préférence depuis ses premières expériences en Suède. Après le somptueux Dracula en 2019, dont la version oversized fait à la fois le cauchemar et le bonheur de ceux qui ont une bibliothèque, c'est encore pour Glénat qu'il publie sa vision de Frankenstein, dont il signe le texte et le dessin, aidé par Pia Bess pour l'encrage.

Dès les premières pages, le ton est donné : un noir et blanc très contrasté avec de grands aplats et des cases qui débordent sur les deux pages pour laisser la place aux décors. Une grande partie du travail a consisté à limiter les didascalies afin que le dessin soit prioritaire, au point que certaines illustrations sont muettes. 


L'essentiel du texte de base étant contenu dans les lettres du capitaine Walton à sa sœur, Bess choisit de condenser les faits tout en respectant la chronologie : exit le récit épistolaire, il préfère la formule "journal de bord" et commence au 25 juillet (le texte de Shelley démarrait au 11 décembre précédent), quelque part vers la fin du XVIIIe siècle. Walton et son équipage se fraient une voie à travers les glaces arctiques, dans l'espoir d'être les premiers à trouver une route maritime traversant la région polaire. Quelques jours plus tard, deux événements vont perturber leur rude quotidien : l'apparition d'un géant dans une tempête de neige, puis celle d'un homme épuisé dont le traîneau n'était plus tiré que par un seul chien. Cet homme, une fois recueilli et soigné, va dès lors leur conter l'histoire la plus incroyable : comment lui, Victor Frankenstein, passionné par la biologie et les sciences occultes, avait entrepris de recréer la vie à partir de cadavres ; comment l'expérience avait fini par fonctionner, comment le "monstre" qu'il avait engendré l'avait terrorisé et tout ce qui s'était ensuivi de cet événement surnaturel.


On suit pas à pas l'évolution du jeune Victor, ses études acharnées et ses tentatives de parvenir à ses fins : Bess ne se prive pas, après les glaces polaires, de nous gratifier de splendides vues sur les paysages environnants, dans les régions du lac Léman et de la Bavière ; la campagne doucereuse, les bois et rivières enchanteurs serviront de cadre aux premières semaines de "vie" de sa créature qui découvrira très tôt la cruauté des hommes et les rudesses d'une existence de paria. 


Le récit se scinde ensuite en trois parties spatio-temporelles : des petits encarts dans le présent, la cabine où repose un Victor aux portes de la mort mais qui tient à conter ses mésaventures au capitaine qui les consigne docilement dans son journal ; comment Victor a digéré les conséquences du terrible acte qu'il a perpétré ; et surtout ce que la créature a fait ensuite pour survivre. Car cette dernière, comprenant très vite qu'elle devait se mettre à l'écart de la civilisation, va finir par apprendre à lire, à écrire puis à parler, ce qui lui permettra de narrer à son tour les tourments qu'elle a traversés, et de quelle manière elle est passée d'un être innocent et pur, vierge de toute considération maligne, à un tueur implacable et retors.


S'il ne change quasiment rien à la trame du récit qui oriente habilement les sentiments du lecteur, prenant d'abord en pitié le monstre sans pour autant accabler Victor (on est loin de l'être froid et calculateur dépeint dans de nombreux films : Frankenstein n'a certes pas assumé son acte mais passe ensuite le reste de sa vie perclus de remords, avant que sa créature ne lui impose un marché qu'il répugne à souscrire), lequel ira de drames en tragédies, recueillant les fruits amers de son expérience de démiurge, Georges Bess use de procédés de narration plus proche de la bande dessinée que de la littérature, avec de très (trop) nombreuses exclamations alternant avec des points de suspension : à certains moments, l'on a presque l'impression de lire une histoire écrite par un enfant, loin des phrases empesées de Mary Shelley.

pp. 54 & 55 : Aux abords d'Ingolstadt, une meute de chiens errants m'attaquèrent (sic) ! Ils avaient surgi de l'obscurité et s'étaient rués soudainement sur moi ! Ma simple présence les avait rendus fous ! L'assaut avait été violent, les crocs acérés entaillaient ma chair profondément ! Et puis, alors que les bêtes féroces me harcelaient, mon instinct de survie prit le dessus... Je me révoltai brusquement ! À ma stupeur initiale succéda la rage !

 

Cela dit, l'agacement fait vite place au plaisir d'admirer la présentation privilégiant les très grandes cases, avec des illustrations s'étalant régulièrement sur tout l'espace de la page. 

La créature, élaborée à partir du corps d'un colosse de foire, apparaît musculeuse, et nettement plus svelte que ce que la culture populaire a conservé de l'interprétation plus massive de Boris Karloff : l'on comprend plus aisément les descriptions de certains de ses futurs exploits athlétiques (comme la traversée de la Mer de Glace). Victor, quant à lui, est représenté comme un jeune homme aux traits nobles, qui aurait été séduisant s'il ne s'était pas consacré à ses morbides passions. 

On pourra noter que son fidèle et bossu acolyte Sven, qui le seconde dans les plus basses œuvres (comme l'enlèvement et la préparation des cadavres), préfigure le héros de la prochaine adaptation parue chez Glénat : Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Nul doute que nous en parlerons ici.

L'on saluera en outre le découpage en chapitres courts, introduits par de magnifiques dessins encadrés en pleine page et soulignés de fioritures comme autant d'enluminures. Le tout, tant dans le choix de la mise en page que dans celui de l'expression, dynamise la lecture qui engendre chez le lecteur une sorte de tourbillon d'émotions issues des nombreuses péripéties ayant abouti à ce que Victor Frankenstein, sentant la vie lui échapper, témoigne de son travail funeste et des terribles conséquences qu'il a eues sur son entourage comme sa santé physique et mentale : un témoignage en forme de testament car les hommes d'équipage comme le capitaine Walton ne pourront se dresser contre le destin qui l'attend au bout du voyage, dans les étendues glacées et désertes du "Pays des brumes et des neiges" ainsi que le titre le premier chapitre.

Un travail d'adaptation remarquable, osé dans certains choix de narration et de découpage mais demeurant respectueux du matériau de base. Évidemment, les puristes se tourneront vers le roman, plus lettré dans sa structure épistolaire, mais moins vivant également (sans aucun mauvais jeu de mots). Si l'on peut critiquer le texte, difficile de s'en prendre aux images d'une rare élégance, qui rendent un vibrant hommage à ce pilier de la littérature fantastique.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une adaptation enlevée qui demeure focalisée sur les personnages et leur tragique destin tout en facilitant la lecture.
  • Des illustrations somptueuses.
  • Une ambiance graphique qui confère un contexte gothique au récit.


  • Un texte qui privilégie beaucoup trop les exclamations.


Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
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Imaginez plutôt : une belle édition cartonnée reprenant le texte intégral de Do androids dream of electric sheep ?, c'est-à-dire rien de moins que le roman ayant servi de base au chef-d’œuvre qu’est Blade Runner ! Évidemment, difficile d'y résister - d'autant que, et les lecteurs d'Univers Multiples, Axiomes & Calembredaines le savent bien, Philip K. Dick est un des auteurs les plus appréciés du staff, qui a déjà publié des chroniques sur Le Dieu venu du Centaure, l'immense Le Maître du Haut-Châteaul'excellent Ubik et on vous avait même parlé de Minority Report dans un Digest !

Première interrogation : l'opportunité d'une telle initiative. L'adaptation au cinéma a donné lieu à deux belles réussites formelles, cependant il s'agit ici d'une transposition directe puisque le texte intégral est repris, uniquement mis en images. Travail aussi ardu et ambitieux que risqué, l'on peut y perdre les fans du roman initial comme les cinéphiles, et les amateurs de bandes dessinées et autres romans graphiques risquent de n'y pas trouver leur compte. 

Publié en 1968 à une époque où l'auteur traversait une de ses rares périodes de stabilité, le roman est paru en France sous des titres différents : Robot Blues ou encore Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? avant d'être réédité sous le même titre que le film de 1982. Il racontait la mission confiée à Rick Deckard et consistant à traquer les Nexus-6 qui avaient réussi à s'infiltrer sur Terre, mission vue par le flic comme une opportunité pour gagner la prime qui lui permettrait de se payer un vrai mouton en lieu et place de son animal électrique.

Le premier contact avec l'album édité en 2011 est positif. Il s'agit d'un bel ouvrage, dans une présentation soignée : la couverture solide de l’édition française s’orne d’une illustration originale de Stéphane Thanneur, une manière un peu perverse d’appâter les cinéphiles (puisqu’elle reprend les codes de l’affiche du film de Ridley Scott, des codes mêlant habilement les références au film noir – le flingue, l’imperméable – et à la SF – la voiture volante). L’amateur de comic books, lui, risque dès les premières pages de se trouver un peu floué par cette transposition. En effet, Tony Parker, dessinateur américain résidant à Phoenix – sans doute dans l’idée de se faire un nom en dehors des terrains de basket –, n’avait d’autre ambition que celle d'illustrer le texte intégral du roman. 

L’éditeur français en a profité pour commander une nouvelle traduction à Benjamine des Courtils. Pour le coup, malgré de réels efforts de mise en page et la volonté permanente de se démarquer de l’influence des concepteurs graphiques et décorateurs du film, on se sent un peu engoncé, à l’étroit dans ces cases surchargées de texte dans lesquels les phylactères ne savent pas toujours comment reprendre les didascalies tout en donnant vie aux dialogues.

Pourtant, on s’y fait. Un peu à l’image du Dark Knight strikes again de Frank Miller, le côté « fouillis » en moins, les bulles et cadres changent de couleur pour qu’on puisse plus facilement les associer aux interlocuteurs. Les personnages sont décrits avec une certaine minutie et le dessinateur multiplie les angles tout en variant le cadrage afin d’agrémenter la lecture. Cela manque clairement de relief et d'impact et les personnages manquent de grâce, mais le rendu des expressions est satisfaisant. On peut comprendre la levée de boucliers au moment de la première édition, de nombreux fans ayant protesté contre la qualité des dessins.

Quant à cette traduction, elle apparaît plus élégante et subtile que celle de Serge Quaddrupani pour les éditions Champ libre (1976) et confère davantage de poésie à un texte très dense, dans lequel les personnages passent beaucoup de temps en introspections, et qui se concentre sur des détails de la vie courante davantage que sur la traque des cyborgs.

 


Une vie que le film ne retraçait que très imparfaitement, il est vrai, son ambition étant tout autre. La lecture de ce roman graphique fournit en outre l’occasion de se rappeler combien l’adaptation pour le long-métrage était aussi réussie qu’éloignée du matériau d’origine. Exit ainsi le mercerisme, pourtant élément central de l’œuvre papier, ce culte voué à un individu prônant l’empathie entre les êtres au travers d’une communion spirituelle très proche de cette symbiose artificiellement induite par les drogues présente dans Le Dieu venu du Centaure. Exit donc aussi les Penfield, ces « orgues d’humeur » dont plus personne sur Terre ne se prive, qui permettent de programmer l’ambiance émotionnelle qu’on désire ressentir. L’aspect post-apocalyptique du roman est également effacé (si dans le film de Scott on parle vaguement d’une guerre, on n’évoque ni les retombées radioactives ni l’influence de celles-ci sur les gênes des Terriens ; Blade Runner 2049 est quant à lui un peu plus disert sur les retombées de ce conflit) et ne restent de l’omniprésence des émissions télévisuelles (dont le show permanent de Buster Friendly) que ces énormes panneaux d’affichage interactifs qui sont désormais ancrés dans notre mémoire collective.


On s’aperçoit également très vite de l’orientation différente accordée aux protagonistes : Deckard, ici, n’est qu’un chasseur de primes affilié aux forces de police, et même pas le meilleur ; c’est à cause de l’échec de son prédécesseur qu’il est mis sur l’affaire des Nexus-6. Précisons en outre qu’il est marié. Et si on retrouve en Rachael la fille du concepteur de ces androïdes, son nom de famille a changé (on est passé de Rosen à Tyrell).

Ces nécessaires comparaisons mises à part, on parcourt avec une impatience grandissante ce texte qui privilégie l’intensité émotionnelle ou les réflexions à l’action et au suspense. Dans une agréable préface, Warren Ellis fait d’ailleurs le point sur Dick, son œuvre et son adaptation. Malgré toutes ses qualités, on peut lui préférer l’une des deux postfaces, celle de Brubaker : bien qu’opportuniste, elle cible parfaitement les différents points de vue évoqués et l'on partage aisément ses sentiments sur le sujet. Ces deux grands scénaristes de comics sont par ailleurs peu tendres vis-à-vis du fantastique travail de Ridley Scott même s’ils admettent aimer le rendu du film, tant visuel que sonore.

Et donc, pour nettement plus que le prix d’un roman (même en version reliée et cartonnée), vous aurez le plaisir d’emplir les rayonnages de votre bibliothèque avec ces beaux volumes classieux issus de la collection "Atmosphères" de l'éditeur Emmanuel Proust Media, qui susciteront l’envie de vos visiteurs et engendreront d’innombrables questions et débats pour animer vos clubs de lecture ou vos soirées culturelles.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • De très beaux albums.
  • La mise en images d'un texte majeur de la SF d'un auteur incontournable.
  • Une entreprise de passionnés, méticuleuse et savante.


  • L'idée de la transposition plutôt que l'adaptation pose le problème de la pertinence du projet.
  • Des albums pas toujours agréables à lire.
  • Une œuvre assez éloignée de l'adaptation cinéma, ce qui peut dérouter.
Voyage à travers les Cartes
Par
Le monde de Conan.


J’ai toujours aimé les cartes. Pas celles qui servent pour la belote ou le poker, celles qui représentent plaines, montagnes, villes et cours d’eau. Enfant déjà, les cartes me fascinaient. Qu’elles représentent des contrées bien réelles ou imaginaires, elles continuent aujourd’hui d’exercer sur moi un attrait singulier. Curieux pour quelqu’un qui déteste voyager. Ceci dit, pour un esprit dérangé qui passe son temps à ordonner, classer et inventer des procédures, pouvoir projeter l’espace sur du papier est un pur soulagement. C’est aussi une manière, certes très atypique, de parcourir les époques. Voir se dessiner les frontières d’Empires effondrés ou de pays oubliés a quelque chose de fascinant. C’est déjà un peu un voyage dans le temps. Un pas en arrière. 

Le monde entier, le comté de Miskatonic et Arkham, suppléments pour L'Appel de Cthulhu.
Je me souviens des vendredis où mon instituteur, au CM2, nous contait l’épopée napoléonienne sur des Vidal-Lablache. C’était toujours un moment merveilleux où s’accordaient le don de conteur du vieux maître et mon imagination trottante (elle ne galopera que quelques années plus tard). Ces cartes qui ennuyaient mes camarades me faisaient frissonner. J’entendais le tumulte des armées, les cris des fantassins, le hennissement des chevaux…
Chez moi, il m’arrivait de décalquer des cartes sur le grand Atlas relié que mes parents possédaient. Puis, inventant presque le wargame bien avant de le découvrir, je redessinais les frontières au gré de conquêtes imaginaires. C’était un jeu qui relevait d’ailleurs aussi bien du wargame que du jeu de rôles, car il fallait imaginer le cirque diplomatique, les intérêts divergents, les âpres négociations et les décisions difficiles. 

Par la suite, j’ai continué à rêver et me divertir en regardant de petits carrés sur des cartes divisées en hexagones. Ce fut l’époque de Tobrouk 1942 sur Amstrad. Un jeu dépouillé, horrible graphiquement, simpliste dans sa mécanique, mais peu importait… car j’avais déjà appris, seul, à m’amuser avec une carte et ses possibilités. À imaginer. À transformer les carrés et les symboles en sensations, en émotions. Quand est arrivé Battlefield Germany, sur la même bécane, c’était bien plus développé, presque "beau" et bien plus excitant sur le plan intellectuel, mais tout cela était inutile. Car mon cerveau pouvait faire l’essentiel du boulot sans qu’on ne lui facilitât la tâche. J’hésitais alors à ordonner un sacrifice pourtant nécessaire à une unité (toujours représentée par un simple carré de couleur), car mon esprit faisait la conversion. Je sentais l’odeur de la poudre, je percevais le harassement des soldats, je partageais l’angoisse des officiers. 


La plus fameuse cité du Disque-Monde de Sir Pratchett.


Carte de la saga The Ice Sword.
Avec le temps, l’aspect ludique a laissé la place à une recherche esthétique et symbolique. Je voulais que les cartes soient belles, mais aussi qu’elles soient "logiques". Et croyez-moi, vous n’avez pas envie que je vous explique la logique de mon esprit (qui fait que parfois, je suis allergique à un jeu parce que telle faction n’a pas la bonne couleur de pions, ce qui m’ôte tout plaisir). 
Je me suis un temps plongé dans les cartes de fiction, que ce soit celles de la Terre du Milieu, des Baronnies de La Tour Sombre ou plus récemment des vastes continents de A Song of Ice and Fire. Quand il s’agit de sagas qui m’ont marqué, la carte ne sert plus à jouer et simuler des batailles, elle devient le symbole nostalgique d’émotions passées, la transcription presque magique d’heures fabuleuses passées en compagnie de personnages devenus trop proches pour n’être que fictifs. 

Pour beaucoup, je sais bien qu’une carte n’évoquera rien, mais pour moi, une carte vaut une centaine de photos. Un peu comme une rune, pourtant composée de seulement deux ou trois traits, contient symboliquement plusieurs concepts et les dizaines de sensations et réflexions qui y sont liées. 
Je suis toujours actuellement à la recherche de belles cartes. Parfois dans des jeux de société ou des wargames. J’en ai trouvé deux récemment, cartonnées en plus, qui représentent l’Europe de 1914 et l’Europe de 1939. Les cartes ont toujours été également pour moi une passerelle vers l’Histoire. Non pas une Histoire « officielle », encadrée par des lois (un comble) et truffée de propagande, mais une Histoire parcellaire, nuancée et imparfaite. Ce qui fait l’Histoire, c’est toujours un récit, ou une suite de récits plus exactement. Comme une suite de relevés peut aboutir à une carte. Mais la géographie a ceci de rassurant qu’elle laisse peu de place aux opinions. Côtes, montagnes et fleuves ne se déplacent pas au gré des modes ou des versions "officielles". Dans le vaste et passionnant domaine de l’Histoire, en tout cas si ce domaine est respecté et abordé avec rigueur et intelligence, il y aura toujours du flou, des approximations, des erreurs, mais aussi un refus total du manichéisme et de la réécriture permanente des évidences. Ce refus et cette rigueur passent de plus en plus à la trappe de nos jours, que ce soit pour encadrer le passé ou présenter d’une certaine manière les conflits présents. Les cartes, elles, ne mentent pas. Pas encore du moins.


Le monde réel, il n'y a pas si longtemps.


Plus récemment, j’ai cherché une carte du village où je suis venu vivre. Je n’en ai pas trouvé de vraiment satisfaisante, alors, j’en ai bricolé une à partir de morceaux trouvés sur le net. J’ai changé certaines couleurs, collé des parties, ajouté des éléments… jusqu’à avoir une "bonne" carte (selon moi) de l’endroit où j’habite. Ça m’aide de projeter les choses en mots ou en cartes. Ça apaise la tempête sous mon crâne. Ça me donne, pour un temps, une illusion de compréhension intime des choses. De contrôle même peut-être.
Bien qu’ayant l’esprit aussi dévasté qu’un village meusien en 1917, j’ai toujours réussi à m’arranger avec mes obsessions et mes TOC, à trouver des astuces, à diminuer l’angoisse et la sensation terrible, éternelle, mortelle, d’être seul au milieu de la multitude et d’être balloté sur une mer de cynisme et d’inepties. Les cartes m’aident à rester à flot, à m’ancrer dans une réalité plus décodable car plus paisible. Et ça m’économise quelques séances chez ces escrocs de psy.

Jeu Amstrad Tobrouk 1942.
Peut-être que ce qui a poussé l’enfant que j’étais vers les cartes et leur cadre immuable et rassurant, c’est en partie ce directeur d’école, décédé aujourd’hui, qui contait Napoléon d’une voix grave. Sans doute même. Mais peut-être était-ce aussi, déjà, un réflexe de survie, une bouée salvatrice, un instinct inscrit profondément dans des gènes hérités d’ancêtres qui, eux aussi, noircissaient du papier ou dessinaient sur des parois de pierre pour fixer le volatil et ralentir la course des événements. 
Si l’Histoire est une cavalcade, un temps fort, la carte, elle, est un temps faible, un banquet que l’on sait éphémère mais que l’on se plaît à considérer comme un présent absolu. 

Je suis dans la contemplation de mes cartes comme j’étais naguère un enfant sous la couette : dans un temps suspendu, dans une ouate confortable, dans une expérience totale et trompeusement enivrante de l’éternité. Trompeusement enivrante car, après tout, la fermentation des événements, ce qui transforme le sucre en alcool, c’est le récit. C’est le récit qui enivre, ravive les passions, transcende les individus et excite jusqu’au sacrifice. La carte, elle, face à l’alcool des mots, n’est finalement qu’une tarte aux pommes, découpée aléatoirement, incapable de convaincre par elle-même qui que ce soit qu’un trait vaut le sacrifice de mille vies. Une carte ne peut faire preuve d’emphase, de lyrisme ou de conviction. Une carte, c’est le recul, le temps de la réflexion abrupte, de la contemplation qui exige un effort, effort que de moins en moins de gens sont prêts, voire aptes, à faire aujourd'hui.

Une carte, c’est aussi de jolies choses pour qui sait voir à travers les symboles. Et bien des voyages, littéraires, temporels ou réels. Grâce aux cartes, je me suis perdu dans la Bavière de 1871, j'ai combattu sous les assauts de l'hiver russe, j'ai arpenté la Comté, j'ai admiré avec la même passion Winterfell et Donaldville, j'ai suivi les pas d'Elric et de Conan, je me suis réfugié dans un sietch sur Arrakis, j'ai parcouru le Sommerlund, j'ai pleuré avec la Balafre Verte sur Sakaar, j'ai erré en Aventurie...
Je crois fermement, comme le dit le dicton, que là où il y a une volonté, il y a un chemin. Je crois aussi que là où il y a une carte, il existe une parcelle d'éternité. De l'émotion et de l'aventure figées. Un morceau d'épique, sans le sale, sans le chaos, sans l'horreur des horloges. 
Une bulle de beau dans un monde de merde.


Le Mordor, son climat agréable, sa faune sympathique...

Le monde d'Elric.

Une partie du monde de la Tour Sombre de King.

Le Disque-Monde.

Exemple même d'une carte mal publiée et qui devient quasiment illisible (Dune).

Aide de jeu, kit JdR Larousse.

Une minuscule partie du Magnamund (saga Loup Solitaire).

Une lointaine planète où s'est déroulée l'un des plus poignants récits de Hulk.

Plateau de jeu du mythique Diplomacy.

Détail de Braavos.

Pour beaucoup, tout a commencé ici...

En pleine uchronie.

Carte issue de Warhammer 40k.

Terre du Milieu.

L'Aventurie (L'Œil Noir).

Retroreading : Pâques noires
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Pâques noires
est un roman intéressant à plus d'un titre. Bien que datant de près de 60 ans (1968), il demeure toujours un cas à part car il a été rédigé dans un but très précis : traiter de la magie, de la sorcellerie "telle qu'elle devrait être dans la réalité si l'on admet son existence". Du moins, est-ce ainsi que l'auteur entame sa note préliminaire qu'on peut trouver par exemple dans la très bonne collection "Science-Fiction" de la Bibliothèque Marabout (éditions Planète 1969) sous la traduction d'Élizabeth Gilles - édition malheureusement truffée de coquilles, qui sous-titre : l'Apothéose de Satan. Tout un programme !

C'est que James Blish, puisque c'est de lui qu'on parle, regrettait amèrement qu'après avoir lu des centaines d'ouvrages sur le sujet, l'impression d'ensemble qui en résultait était une sorte de frivolité, tous relevant "sans exception du genre romanesque ou badin". Et donc, cela a eu le don de l'agacer, avant de l'inciter à apporter sa pierre à l'édifice. Blish, voyez-vous, est un des plus grands écrivains de SF du XXe siècle ; sa bibliographie impressionnante, quoique malheureusement peu connue en France, recouvre de nombreux thèmes de son genre de prédilection, même s'il est avant tout réputé pour son formidable Cycle des Villes nomades dans lequel son immense culture et son indécrottable humanisme irrigue un style agréable, littéraire sans être ardu, et non dénué de subtilité. Précisons qu'il a bien entendu décroché de nombreux prix, dont le Prix Hugo pour Un cas de conscience dont nous vous parlerons une autre fois, et qu'il a également écrit des novélisations intéressantes sur Star Trek.

Or, dans l'esprit de cet Américain immigré au Royaume-Uni, Faust Aleph Zero (l'autre titre de Pâques noires) devait s'inscrire également dans une sorte de cycle consacré à la connaissance de la "philosophie fantastique" incluant justement Un cas de conscience. En 181 pages séparées en quatre chapitres dénommés "Stations", l'auteur nous raconte les prémisses de la mise en œuvre d'un challenge lancé à un thaumaturge des temps modernes : au lieu de commencer par l'invocation et de détailler ce qu'il advient, il s'achève dessus et nous laisse deviner le cataclysme qui s'ensuit. Dans la montée en tension précédant l'apocalypse annoncée, il fait éventuellement penser à certains films centrés sur l'Antéchrist (La Malédiction et ses succédanés ou encore Stigmata) : il est certain que, de nos jours, le caractère révolutionnaire du roman n'est plus aussi visible. Il propose tout de même une expérience inhabituelle de lecture, troublant sans jamais être effrayant, mais surtout profondément détaillé dans son approche des magies de toutes sortes.

L'histoire se déroule de nos jours (c'est à dire vers la fin du XXe siècle) et l'on devine des tensions politiques encore notables aujourd'hui dans les très rares mentions du contexte extérieur : la Guerre du Viêt-Nam, un conflit israélo-palestinien ou un bloc soviétique qui se fragmente nous rappellent un passé douloureux. Mais tout cela est annexe dans notre histoire, qui va se concentrer sur un très petit nombre d'individus. Il y a le père Domenico, qui détecte une activité démoniaque inhabituelle et finit par obtenir de son supérieur le droit d'aller enquêter, sans toutefois intervenir (en vertu des clauses d'un Concordat entre les démonologues et les mages blancs). Il découvre bien vite qu'un certain Baines, riche industriel, vient d'engager l'illustre Theron Ware, un puissant sorcier spécialisé dans la violence et l'assassinat. Sa première "commande" a valeur de test : faire mourir un homme politique gênant. Test car Baines n'est pas encore totalement convaincu des capacités réelles du mage noir : il lui faut une démonstration grandeur nature. Ware s'exécute, conscient qu'il ne s'agit que d'un prologue anodin avant une commande bien plus ambitieuse : déchaîner l'Enfer sur Terre.


Le texte se construit patiemment par le biais de description très détaillées, où l'amateur d'ouvrages occultes (ou simplement joueur de jeu de rôles comme l'Appel de Cthulhu) retrouvera de très nombreuses références, alternant avec de longs dialogues entre intellectuels, des dialogues fleurant bon l'ironie et la suffisance, bardés de sous-entendus, ponctués de bons mots et élaborés comme des duels de lettrés. Cela rappelle par instants les paroles des protagonistes chez Edgar Poe ou Lovecraft, mais en plus piquant, plus mordant. Quand Baines discute avec Ware, il le jauge tout autant que le sorcier le jauge, et toutes ses questions sont autant de défis à relever. C'est ainsi qu'on découvre comment fonctionne la magie sur Terre : par le biais de démons, plus ou moins puissants, dont l'invocation requiert un savoir inimaginable, une préparation minutieuse et les outils adéquats. Ware ayant souscrit un pacte avec une des puissances infernales, il dispose grâce à elle de l'accès à une ribambelle de démons, chacun ayant sa spécialité. 



Avec Blish, on a accès à un large catalogue de ce que recèle la magie : thaumaturgie, kabbale, alchimie ainsi que toutes formes d'invocations des créatures les plus monstrueuses jusqu'aux succubes les plus affriolantes. La grandiloquence des sortilèges est traitée avec un sérieux monacal, comme tout le reste d'ailleurs. Et si Theron Ware s'avère particulièrement capable, il est très loin de la figure du sorcier fou et irresponsable que l'auteur regrettait de voir dans la littérature du genre (et qui est encore trop souvent présente au cinéma) : il prend d'infinies précautions, ne s'entoure que de subalternes fidèles (une servante beaucoup trop belle pour être humaine et un chat obèse), respecte à la lettre les délais de préparation ou de purification et surtout ne prend jamais ses interlocuteurs à la légère. Si Baines et ses deux acolytes apparaissent immédiatement antipathiques, le sorcier dégage par son élégance et sa morgue une certaine cordialité, alors même qu'il est spécialisé dans les crimes les plus atroces. 


Ce n'était de toute manière sans doute pas la volonté de l'écrivain qui voulait uniquement que ses lecteurs soient confrontés à la terrible vérité de ce qui arriverait si de telles choses étaient avérées. Pas le moindre héros à ressortir de ce récit, donc, le père Domenico étant condamné à être une sorte de témoin impuissant (mais le seul à pouvoir anticiper l'horreur de ce qui adviendra) : exit donc le romanesque, on est à l'opposé des romans pour ados avec des gentils apprentis-sorciers qui finiront toujours par sauver le monde et trouver l'amour. Nulle émancipation ici, nulle repentance à attendre dans ce texte déroutant et curieux, au style agréable et au final dévastateur : une sorte de testament portant en lui le germe de sa propre destruction.

Et pourtant, une suite existe : Le Lendemain du Jugement dernier (1971)Comme quoi, il y a peut-être un peu d'espoir...





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une variation résolument moderne des récits fantastiques sur la sorcellerie.
  • Un livre traité avec sérieux, inondé de nombreuses références occultes.
  • Un personnage intrigant.
  • Un final apocalyptique.


  • Les dialogues de lettrés peuvent paraître un peu pédants.
  • Son côté révolutionnaire est moins marqué aujourd'hui.
  • Pas d'optimisme, pas d'héroïsme.
  • Trop de coquilles dans certaines éditions.